Effectuer le suivi d’un médecin quand on est soi-même médecin comporte des défis particuliers. Voici les conseils de deux omnipraticiennes pour instaurer des balises thérapeutiques bénéfiques.
Comment réagiriez-vous si un médecin vous demandait d’être son médecin de famille ? Les Dres Sofia El Kahel et Sandra Roman, toutes deux médecins-conseils au Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ), ont posé cette question à l’auditoire lors du Congrès des membres. Et les réponses des participants dénotent une ambivalence, voire de l’inquiétude, devant cette perspective.
En effet, si près de 30 % des médecins se sentiraient flattés, 22 % se diraient « pourquoi moi ? », 24 % penseraient que ce n’est pas leur jour de chance et 8 % s’empresseraient de réactiver leur abonnement au site médical UpToDate. Quant aux autres, ils ont coché « toutes ces réponses », tant ils ont des sentiments mitigés à l’idée d’être le médecin d’un collègue.
Il est vrai que soigner un médecin peut susciter certaines craintes, comme celle de voir la qualité de son travail jugée par son patient. « Au début de ma pratique, un médecin m’a consultée pour du reflux gastro-œsophagien. Bien sûr, je savais comment le traiter, mais j’ai tout de même fait des lectures sur le sujet. C’était comme si j’avais le syndrome de l’imposteur », relate la Dre El Kahel, qui est aussi médecin de famille au GMF Cité médicale Villeray.
En théorie, la relation thérapeutique avec un patient médecin ne devrait pas différer des autres. Dans les faits, c’est plus compliqué. Prenons le cas hypothétique d’une médecin qui suit un collègue de son GMF, dit la Dre El Kahel. « Si son patient a besoin d’un arrêt de travail, la médecin devra gérer les examens de laboratoire de ce dernier et s’occuper de certains de ses patients. Elle devra également évaluer sa capacité à revenir au travail. Et à la prochaine réunion du GMF, les autres vont lui demander à quel moment le congé de maladie de ce médecin va se terminer. »
Pour le patient médecin, la situation peut aussi être embarrassante. « S’il commence à avoir des problèmes de santé qui compromettent son aptitude à travailler ou s’il a des préoccupations concernant la confidentialité, il pourrait être tenté de recourir à des voies informelles, indique la Dre Roman. Par exemple, essayer de s’autotraiter ou demander un avis à un médecin spécialiste sans dire que c’est pour lui. Des cas semblables, nous en voyons au PAMQ. Les médecins nous disent être mal à l’aise de parler de leur situation à leur médecin de famille parce que c’est leur collègue de bureau. »
Bref, il est préférable d’éviter d’avoir dans sa patientèle des collègues ou des amis médecins, estiment les conférencières. Cependant, ce n’est pas toujours possible en région, où tout le monde ou presque se connaît, reconnaissent-elles.
Peu importe son lieu de pratique, le médecin traitant peut tout de même se poser trois questions avant d’accepter de suivre un autre médecin : existe-t-il une distance suffisante entre cette personne et moi ? Y a-t-il un risque de conflit d’intérêts ? Est-ce que je serais mal à l’aise d’aborder certains sujets, comme la sexualité, ou de faire des examens comme un toucher rectal ou un examen gynécologique ? Les réponses à ces questions facilitent la prise de décision.
Pour bien commencer une relation thérapeutique avec un patient qui est médecin, il est important de garder en tête qui est le médecin et qui est le patient. « Respectez votre cadre de travail habituel et expliquez-le à votre patient. Dites-lui comment vous fonctionnez pour la prise de rendez-vous et comment vous allez lui transmettre ses résultats de tests. Il arrive que des médecins vérifient leurs propres résultats. Mettez vos limites dès le début du suivi », recommande la Dre El Kahel.
Comme pour tout patient, il faut aussi effectuer une démarche diagnostique complète et expliquer clairement son opinion diagnostique ainsi que son plan de traitement. « Ne présumez pas que votre patient va tout comprendre parce qu’il est médecin, car sa pratique est peut-être différente de la vôtre. De plus, incluez les habitudes de vie dans votre plan de traitement, comme vous le faites avec vos autres patients. En matière de saines habitudes, les médecins sont souvent des cordonniers mal chaussés », mentionne l’omnipraticienne.
Par ailleurs, l’une des difficultés d’avoir un médecin comme patient est de trop s’y identifier. « On se reconnaît dans l’autre, alors on transpose nos inconforts et nos craintes sur cette personne, explique la Dre Roman. Cela risque de nuire à notre objectivité, en particulier lorsque survient une situation touchant l’aptitude à travailler, comme en cas de toxicomanie ou de troubles cognitifs. »
Même si ces sujets délicats peuvent le rendre mal à l’aise, le médecin traitant doit les aborder. C’est d’autant plus important que certains problèmes suscitent beaucoup de honte chez les patients médecins et que souvent ils n’en parlent pas d’emblée à leur médecin de famille, rappellent les conférencières.
Lorsque l’état de santé d’un médecin nécessite un congé de maladie, il faut s’attendre à de la résistance. Ce dernier a en effet tendance à continuer de travailler alors qu’il aurait prescrit un arrêt de travail à ses patients dans une situation similaire. Plusieurs raisons expliquent ce fait. « Les médecins s’inquiètent des répercussions de leur absence sur leurs patients vulnérables. Ils ne veulent pas non plus alourdir la tâche de leurs collègues, déjà surchargés. Ils craignent, en outre, d’être jugés par leurs confrères ou que leur absence pour maladie nuise à leur réputation », énumère la Dre El Kahel.
Mais il y a également une question de culture médicale, souligne la Dre Roman, qui exerce aussi en tant que médecin-conseil à la Direction régionale de santé publique du CISSS de Laval. « Nous avons tous entendu des histoires de médecins qui ont travaillé en traînant leur poteau de soluté. Pour qu’un clinicien consente à un arrêt de travail, sa maladie doit en “valoir la peine’’. Dans les études sur le sujet, les médecins évoquent des problèmes graves, comme un accident vasculaire cérébral, un infarctus ou un trouble musculosquelettique avec perte de mobilité. Il faut que ce soit une très bonne raison. »
Néanmoins, quand le médecin traitant est d’avis qu’un arrêt de travail s’impose, il doit expliquer au patient ses préoccupations concernant les risques de continuer à travailler. Si la situation s’y prête, la Dre El Kahel suggère de parler du risque d’erreur professionnelle. « C’est un argument auquel les médecins sont sensibles, car ils ne veulent pas nuire à leurs patients. »
On peut également considérer différentes options. Par exemple, alléger l’horaire de travail par des accommodements, comme cesser les gardes de nuit à l’urgence. « Même si votre patient est médecin, il faut toujours évaluer son aptitude à travailler, insiste la Dre Sofia El Kahel. Et pour la reprise du travail, je suggère d’envisager un retour progressif. Car si votre patient fait immédiatement une garde de sept jours à l’hôpital, il se peut qu’il revienne vous consulter rapidement. »
Pour conclure, une bonne façon de préserver son objectivité professionnelle lorsqu’on soigne un médecin consiste à prendre du recul pour éviter de faire siennes les émotions du patient. « Détachez-vous un peu et adoptez une posture de compassion. Vous lui transmettrez ainsi le message que vous êtes là pour l’appuyer », assure la Dre Sandra Roman, qui invite les médecins à contacter le PAMQ en toute confidentialité s’ils ont des cas compliqués.