qu’en est-il ?
Comment les médecins peuvent-ils intégrer l’intelligence artificielle dans leur pratique ? Quels en sont les risques et les avantages ?
L’intelligence artificielle fascine l’ensemble de la société. « C’est une machine à faire des prédictions. Elle analyse une grande quantité de données – des images et du langage – et apprend à les représenter sous forme de modèles et à anticiper des résultats. Plus nombreuses sont les données pour entraîner la machine, meilleures sont les prédictions », explique Joelle Pineau, professeure à l’Université McGill et co-directrice générale de Meta AI, au Congrès des membres de la FMOQ.
Bien des systèmes reposant sur l’intelligence artificielle accomplissent déjà de nombreuses tâches humaines. Qu’en est-il en médecine familiale ? Comment cette technologie peut-elle aider les omnipraticiens ? Déjà, plusieurs applications des « grands modèles de langage », comme Gemini et ChatGPT, sont susceptibles d’alléger le quotidien des médecins, indique la Dre Ilitea Kina, omnipraticienne au Sunnybrook Health Sciences Centre à Toronto et co-conférencière.
Ces systèmes d’intelligence artificielle sont capables de « comprendre » et de produire du langage. Ils peuvent ainsi donner un coup de main dans des tâches telles que la rédaction de lettres de recommandation, d’évaluations de stage ou de documents pour les patients. « Je pourrais demander à un grand modèle de langage d’écrire un texte pour l’évaluation d’un étudiant en médecine en fournissant des commentaires sur ses forces et ses faiblesses », mentionne-t-elle. Si le texte produit ne possède pas le ton approprié, on peut demander au système de le modifier et de le rendre, par exemple, plus positif ou plus factuel. L’outil permet un précieux gain de temps. « Il diminue la charge cognitive associée à la recherche du bon vocabulaire ou du bon ton. Les grands modèles de langage aident à contourner le fameux syndrome de la page blanche. »
La rédaction de notes médicales est la tâche la plus chronophage chez les médecins, selon l’omnipraticienne du Sunnybrook Health Sciences Centre. Les logiciels de reconnaissance vocale, couplés à de grands modèles de langage, peuvent eux aussi venir à la rescousse du clinicien. « En Ontario, les médecins de famille et les médecins d’urgence emploient actuellement un logiciel de reconnaissance vocale pendant leurs consultations. Ce logiciel retranscrit la conversation. En intégrant cette transcription dans un grand modèle de langage, on peut obtenir une note médicale en quelques secondes », précise la Dre Kina. Il est toutefois essentiel de discuter de la question de la confidentialité avec les patients et d’obtenir leur consentement pour le recours à la reconnaissance vocale, précise-t-elle.
Une autre facette de l’intelligence artificielle est utile en médecine : la « vision computationnelle ». Elle facilite l’interprétation et la classification des images et des vidéos. L’application PMcardio, entre autres, permet au médecin de photographier un électrocardiogramme. La plateforme produit ensuite un rapport en quelques instants, indique la Dre Kina. « Cet outil nous donne la possibilité de confirmer notre diagnostic. » Mais il n’est pas parfait. Il ne comporte pas le diagnostic de péricardite, un problème médical souvent vu aux urgences. « Cependant, si l’on a une clientèle où les péricardites sont rares, ce système pourrait être adéquat », mentionne la médecin.
Même si les grands modèles de langage ont des avantages indéniables, la vigilance et la vérification des informations fournies restent essentielles, avertissent les deux conférencières. Ces systèmes peuvent ainsi produire des informations erronées appelées hallucinations, par exemple, lorsqu’ils tentent de prédire le mot suivant. Puisque l’intelligence artificielle peut produire des images entièrement nouvelles, il est également possible d’en trouver qui semblent authentiques, mais qui véhiculent de la désinformation (deepfake).
Ces technologies sont susceptibles de créer d’autres biais. « Les grands modèles de langage reposent sur des textes publiés, issus de journaux ou d’Internet. Tous les biais et les stéréotypes présents dans ces sources peuvent se trouver dans les réponses de ces modèles », explique la Dre Kina. Elle en a fait l’expérience en demandant au système de créer une courte biographie à partir de certains éléments d’information. Dans un cas, le sujet était une femme et dans l’autre, une personne de genre neutre. La biographie de cette dernière était beaucoup plus élogieuse et impressionnante que celle de la femme. « Évitez d’employer des pronoms genrés ou toute autre information susceptible de produire des stéréotypes et des biais », conseille la médecin.
Il est important d’encadrer la façon dont la société a recours à l’intelligence artificielle, estime la Pre Pineau. « Il nous revient de décider comment nous allons entraîner ces algorithmes, comment nous allons les utiliser et comment nous allons suivre leur développement et leur déploiement. »
L’intelligence artificielle possède le potentiel de transformer la recherche scientifique, affirme la professeure et chercheuse de l’Université McGill. « L’intégration de cette technologie a facilité la découverte de nouvelles molécules et de nouveaux médicaments. L’intelligence artificielle peut également prédire les matériaux et les molécules qui auraient les propriétés souhaitées, ce qui nous permet de mieux cibler la recherche », indique-t-elle. Certains de ses collègues ont ainsi découvert en seulement un an de nouveaux cristaux dans le domaine optique, un exploit qui aurait demandé vingt-cinq ans avec les méthodes traditionnelles.
Quoi qu’il en soit, l’emploi de l’intelligence artificielle en médecine familiale offre des perspectives prometteuses, notamment en allégeant la charge administrative et en améliorant la précision des diagnostics. Cependant, les médecins doivent se méfier des biais et des erreurs potentiels des grands modèles de langage. L’adoption réussie de l’intelligence artificielle en médecine repose ainsi sur un équilibre entre innovation et prudence.
Ces nouvelles technologies vont par ailleurs modifier le milieu de travail. Mais les conférencières se veulent rassurantes : les professionnels de la santé qui refuseraient de s’en servir ne seront pas mis au rancart. « On peut faire un parallèle avec les technologies qui ont déjà été intégrées à notre pratique. Est-ce que les médecins qui n’utilisent pas l’ordinateur ont disparu ? L’idée est de commencer à s’intéresser à ces outils et de voir comment ils peuvent améliorer notre efficacité », préconise la Dre Ilitea Kina.
Mais, comme être humain, peut-on craindre que le recours à l’intelligence artificielle entraîne une réduction de certaines de nos facultés ? « Si, dans certains cas, on perd des capacités cognitives, on en développera d’autres, répond la Pre Pineau. L’important réside dans la collaboration réussie entre l’humain et la machine et dans la capacité de tirer le meilleur parti des deux, tout en observant leur évolution en parallèle.