Ils soignent derrière les barreaux
Au Québec, près d’une trentaine de médecins de famille exercent dans le milieu carcéral. Quels sont les défis que doivent affronter ces omnipraticiens qui osent soigner derrière les barreaux ?
Hells Angels, psychopathes, membres de gangs de rue, pédophiles, proxénètes, voleurs, violeurs, fraudeurs… voilà certains des criminels que l’on trouve au sein du monde carcéral. Une poignée de médecins de famille ont choisi de les soigner. Des cliniciens qui ont accepté de pratiquer dans un environnement où les consultations se déroulent couramment en présence d’un gardien qui surveille le patient avec ou sans menottes aux mains. Pourquoi ce choix ?
« Je rêvais de faire de la vraie médecine. Et le milieu carcéral me permet de le faire tous les jours », répond instantanément le Dr David Lesage, médecin responsable de la région du Québec pour le Service correctionnel du Canada. Quel type de problèmes voit-il ? « Je rencontre des cas de VIH, d’hépatite C, de toxicomanie, des troubles complexes de santé mentale, des fractures de la main et des côtes, des intoxications. Certains patients ont besoin de points de suture, de petite chirurgie, de dialyse, etc. L’environnement carcéral recèle des problèmes que je n’aurais jamais eu l’occasion de traiter, du moins pas aussi souvent, dans une clinique médicale habituelle », explique l’omnipraticien passionné par son travail.
Ce médecin de 47 ans évolue à temps plein dans les pénitenciers fédéraux depuis 2007. Il supervise la douzaine d’autres médecins de famille qui soignent les détenus dans les dix établissements du Québec relevant du Service correctionnel canadien. Il est aussi responsable du développement et de la mise en œuvre des processus de soins au sein de ce service. Ces temps-ci, le Dr Lesage fréquente, du lundi au vendredi, le Centre fédéral de formation, à Laval, ainsi que les pénitenciers de Donnacona et de Joliette (réservé aux femmes). Des prisons dont le degré de sécurité est faible, moyen et maximal et qui hébergent des détenus dont la durée des sentences est de plus de deux ans.
Cet univers carcéral est réglé par des normes souvent inhabituelles pour les médecins. Certaines peuvent d’ailleurs influer sur leur pratique. Par exemple, sur le rythme des consultations. Ainsi, dans certains centres à sécurité maximale comme celui de Donnacona, il n’y a pas de salle d’attente. Par conséquent, le médecin peut attendre quinze minutes ou plus entre deux consultations. « On doit à tout prix éviter de mélanger les détenus qui appartiennent à des “populations” différentes. Il ne faut pas qu’un pédophile croise un Hells ou qu’un détenu d’un gang rencontre un membre d’un autre gang. Entre chaque consultation, il faut donc attendre que les gardiens amènent le détenu au centre de soins et ensuite le raccompagnent à sa cellule », raconte le médecin qui profite de ces moments pour régler, entre autres, des dossiers et discuter avec des psychologues et des infirmières de cas interdisciplinaires.
Est-ce difficile pour une femme médecin de pratiquer dans ce monde ? « Le plus important, c’est d’établir le respect dès la première rencontre », soutient la Dre Hélène Guay qui, depuis trente ans, se rend tous les mercredis à l’unité de soins du Centre de détention d’Amos. Ce centre carcéral fait partie du réseau provincial qui comprend une vingtaine d’établissements de détention un peu partout au Québec, des établissements où sont détenues des personnes qui attendent leur procès ou ont été condamnées à une peine de deux ans moins un jour.
La Dre Guay fait partie de la quinzaine d’omnipraticiens liés au système de santé carcéral provincial. « Lorsque je travaille en détention, j’applique les mêmes règles que j’ai établies à mon GMF au tout début de ma pratique : personne ne jure, personne ne fume (même avant que la loi sur le tabac n’entre en vigueur en 1998), et personne ne parle des autres. Des règles, qui m’ont toujours bien servie. »
En fait, la Dre Guay demeure convaincue qu’il est beaucoup plus facile de traiter les détenus en étant du sexe féminin. « Nous dégageons une image plus douce, plus réceptive, moins autoritaire », estime l’omnipraticienne du GMF Harricana.
La Dre Geneviève Côté ne ressent pas non plus de rapports de force homme-femme malsains ou autres situations gênantes lorsqu’elle soigne les détenus du pénitencier de Cowansville ou ceux de l’établissement à sécurité maximale de Port-Cartier. « En fait, je vis sensiblement le même rapport médecin-patient qu’à la Clinique Accueil Santé de Laval où je pratique toutes les semaines. Dans ce cabinet, je soigne également une clientèle qui souffre de dépendances et de troubles concomitants. Le seul véritable élément qui peut différencier les deux milieux, c’est la présence du gardien devant la porte du cabinet au pénitencier. Un élément qui réduit à mes yeux le sentiment de danger », indique l’omnipraticienne qui exerce depuis huit ans, dont trois en milieu carcéral.
La clinicienne, qui se rend dans chacun des deux pénitenciers fédéraux deux jours par mois, insiste sur le fait d’avoir choisi une pratique ciblée en toxicomanie pour exercer une médecine active, loin de la routine.
Il va de soi, selon la Dre Côté, qu’il faut avoir une forte personnalité et la capacité de gérer les entretiens difficiles, qui abondent dans le milieu carcéral, pour y pratiquer. « Dans les pénitenciers, il y a une surreprésentation de la clientèle aux prises avec des troubles de santé mentale. Psychologiquement, il faut donc être très solide et cliniquement sûr de soi. Les détenus vont souvent tenter de nous provoquer et de mettre en doute nos compétences. Il faut donc garder en tout temps un contrôle sur l’entretien », maintient-elle.
Un des risques, avertit le Dr Lesage, est d’adopter une attitude paternaliste et autoritaire. « Il y a des agents pour faire ce travail, dit-il. Nous, on soigne ! » Il ne faut surtout pas juger cette clientèle, conseille pour sa part la Dre Hélène Guay, qui compte parmi ses patients une forte population d’Autochtones. À eux seuls, ils occupent plus de la moitié des 175 cellules. « La grande majorité des détenus que l’on soigne ont vécu une enfance difficile dans un milieu familial peu aimant et dysfonctionnel, ce qui en fait des adultes fragiles, vulnérables et démunis. Je vois aujourd’hui des détenus dont j’ai soigné le père il y a vingt ans », souligne la Dre Guay. La toxicomanie, poursuit-elle, est en tête de liste de leurs problèmes de santé. « De pouvoir les aider à se prendre en main et à retrouver une bonne santé fait partie de notre quotidien », dit l’omnipraticienne de l’Abitibi qui déborde d’empathie.
Les problèmes de santé diffèrent dans les pénitenciers pour femmes et pour hommes. « Chez les femmes, on observe beaucoup moins de traumatismes par balles et de douleurs musculosquelettiques que dans les pénitenciers pour hommes », note le Dr David Lesage. Par ailleurs, les femmes vont demander davantage de médicaments pour traiter des troubles d’anxiété et pour maigrir, dit-il.
« Travailler comme médecin en milieu carcéral pour femmes, c’est comme être un travailleur de rue », explique le Dr Michel Breton, qui a soigné pendant près de dix ans les détenues du pénitencier fédéral de Joliette. Le Dr Breton a aussi prodigué des soins dans les pénitenciers fédéraux de Laval, de Sainte-Anne-des-Plaines et de Port-Cartier au cours des trois dernières décennies.
« Les prisons pour femmes, poursuit le clinicien d’expérience, regroupent avant tout des femmes qui n’ont pas eu la vie facile. La plupart d’entre elles ont été agressées sexuellement et battues plus d’une fois. Et parce qu’elles ont besoin de beaucoup d’aide pour oublier, pour s’en sortir, elles ont appris à connaître les “bonnes adresses” à l’extérieur des murs pour s’approvisionner en drogues et en médicaments. »
D’ailleurs, qui dit pénitencier et centre de détention dit aussi très lourd trafic et taxage derrière les murs, signalent les omnipraticiens du milieu carcéral interviewés. Les drogues, l’argent et surtout les médicaments font partie des bases du pouvoir dans les prisons, disent-ils. « Les détenus se parlent entre eux et défient constamment le système. Il suffit que j’aie prescrit une bonne “peanut” à un détenu pour qu’ils soient des dizaines à faire la queue lors de ma prochaine visite au pénitencier afin d’obtenir la même pilule », a pu observer le Dr Breton au fil des années.
Les demandes viennent généralement par vagues, a observé le Dr Lesage. « Si les détenus qui font le trafic à l’interne manquent de Ritalin, d’antidouleurs ou d’autres substances utiles à leur trafic, ils seront plusieurs patients à se présenter au centre de soins pour en faire la demande. »
Même chose pour les laxatifs. « Les produits qui accélèrent le transit intestinal connaissent une forte demande lorsque survient un arrivage de drogues par “plugs”. Ce sont généralement des condoms remplis de drogue qui ont été insérés dans le rectum, l’estomac ou encore le vagin de détenus qui arrivent d’un autre pénitencier. J’ai eu quelques cas d’occlusions intestinales qui ont dû être opérés et qui se sont soldés par des colostomies. J’ai également eu des cas d’intoxication parce qu’un des sacs avalés s’est percé », raconte le médecin en chef pour le Québec du Service correctionnel du Canada.
Les demandes pour des diètes alimentaires contenant plus de fruits sont également courantes. « Les détenus se servent de ces fruits pour concocter de l’alcool frelaté. Ils y ajoutent du pain et du lactulose et emploient des ustensiles branchés dans une prise électrique et un tuyau qui passe par la cuvette de toilette pour condenser le tout », explique le Dr Lesage qui demeure toujours étonné par l’imagination fertile de ses patients incarcérés.
Malgré le contexte sombre et dur du milieu carcéral, les omnipraticiens interviewés ont tous tenu à souligner l’interprofessionnalisme qui règne dans les centres de soins des pénitenciers.
Les médecins de famille qui exercent en milieu fédéral sont particulièrement choyés. L’interdisciplinarité y existe depuis déjà plusieurs décennies. « J’ai le privilège de travailler avec des dizaines d’infirmières, des travailleurs sociaux, une nutritionniste, des psychologues, un dentiste et même un optométriste. C’est très facilitant », affirme la Dre Geneviève Côté.
Les centres de soins du Service correctionnel du Canada sont effectivement bien pourvus en personnel et en équipements, signale fièrement le Dr David Lesage. « Nous disposons de salles de traitement. Nous avons également toutes sortes d’attelles, ainsi que du plâtre et de la fibre de verre pour stabiliser diverses fractures. Nous possédons même un hôpital et un centre régional de santé mentale, tous deux situés à Sainte-Anne-des-Plaines. »
Bien que les omnipraticiens qui pratiquent en milieu carcéral provincial n’aient pas accès à un tel plateau technique, la dynamique est en train de changer, soutient la Dre Marie-France Lemieux qui exerce au Centre de détention de Sorel-Tracy depuis plus de 25 ans. Elle tient à préciser que la durée du séjour des détenus provinciaux est d’environ 70 jours.
« Quand j’ai commencé, il n’y avait qu’un seul infirmier pour 90 détenus. Et il était engagé par le ministère de la Sécurité publique. Depuis deux ans, le personnel des soins de santé a été transféré au Centre intégré de la santé et des services sociaux de la Montérégie Est. Nous avons également emménagé dans un nouveau bâtiment de 250 à 300 places. Déjà, je note une grande amélioration. Notre service de santé est désormais ouvert 24 heures sur 24. Prochaine étape : je souhaite fortement qu’un pharmacien clinicien soit embauché afin d’y voir plus clair dans l’épineux problème de la polypharmacie », dit la Dre Lemieux.
Le Dr David Lesage est conscient que la pratique en milieu carcéral n’a rien de « glamour » aux yeux de ses pairs. Ni aux yeux de la population. « Combien de fois, dit-il, ai-je entendu de la part de mon entourage : « Quel gaspillage ! Pourquoi un bon médecin comme toi accepte-t-il de soigner des scélérats ? Tu serais beaucoup plus utile dans une clinique hors de ces murs. »
Il y a aussi les détenus qui en rajoutent. Beaucoup ont une vision dénigrante de la médecine carcérale. Et ils ne ratent pas les occasions de le faire savoir. « Il m’arrive de me faire traiter de vétérinaire, de boucher, de cochon, de Dr Lesale. Surtout lorsque je viens de refuser de prescrire à un détenu un médicament qu’il souhaitait recevoir », raconte le Dr Lesage qui encaisse les remarques et les insultes depuis douze ans.
Le Dr Michel Breton connaît, lui aussi, la chanson. Il est victime, au moins une fois par semaine, de propos désobligeants, voire menaçants. « Je me souviens d’un détenu qui disait vouloir m’arracher la tête parce que je venais de modifier son traitement médicamenteux. Des années plus tard, il est venu me voir au centre de soins une semaine avant sa sortie. Il tenait à me remercier de l’avoir guéri de sa dépendance aux drogues. »
Au fil des années, le Dr Breton a appris à se placer dans la peau des détenus et à mieux comprendre leur réalité. « Il s’agit de patients à qui nous sommes imposés. Ce ne sont pas eux qui nous choisissent comme médecins traitants. D’ailleurs, à leurs yeux, nous sommes des médecins qui n’ont pas réussi à obtenir un poste ailleurs qu’en prison. » Le Dr Breton tient à clarifier ce point. « J’ai toujours pratiqué la médecine carcérale par conviction. Sans elle, j’aurais probablement trouvé le temps long ! » //
Les omnipraticiens qui soignent les détenus doivent composer avec un élément irritant : les plaintes à leur endroit. Le Dr David Lesage se souvient de la peur qu’il a ressentie la première fois que le Collège des médecins du Québec l’a informé qu’un détenu venait de porter plainte contre lui. C’était en 2008. « J’étais terrorisé ! Jamais depuis le début de ma pratique je n’avais eu de plainte. Qu’est-ce que le Collège allait penser de moi ? Et surtout, qu’est-ce que j’avais fait de mal ? Je ne savais pas comment réagir », avoue le médecin montréalais. Après quelques discussions avec les membres de la direction du Collège, le Dr Lesage a compris que les plaintes allaient faire partie de sa pratique en milieu carcéral. Jusqu’à maintenant, il a fait l’objet d’une à trois plaintes… par année.
La pratique en milieu carcéral n’est pas toujours facile. « Nous devons, dans plusieurs cas, faire de la déprescription, ce qui suscite beaucoup d’incompréhension chez les détenus. Certains se plaignent du changement de couleur de leurs pilules, d’autres disent avoir fait l’objet de substitution de la part du pharmacien. Certains sont carrément devenus des plaideurs quérulents », affirme le Dr Lesage. L’un d’entre eux porterait d’ailleurs plus de 300 plaintes par année.
« Bon an mal an, ce sont entre 30 et 50 plaintes que reçoit le Collège des médecins du Québec », indique le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège. Et le Collège, précise-t-il, n’est qu’une des trois instances auprès de laquelle le détenu peut porter plainte contre les médecins. Le Protecteur du citoyen et le Commissaire aux plaintes étant les deux autres. Les plaintes, dit-il, concernent, pour la plupart, des prescriptions de médicaments psychotropes que le médecin a refusées au détenu. Certains se plaignent également pour obtenir de meilleurs soins. « Bien que la majorité de ces plaintes ne soient pas fondées, nous recommandons aux omnipraticiens de collaborer avec le Collège et surtout de bien documenter chacune de leurs consultations », conseille le Dr Robert.
La Dre Geneviève Côté peut justement témoigner des avantages d’inscrire des notes détaillées aux dossiers des patients. Elle a, au cours des trois dernières années, fait l’objet de deux plaintes de la part de détenus. « L’un d’eux, dit-elle, s’est plaint parce j’avais prescrit de faire servir un de ses médicaments dans de la compote. Une mesure qui était nécessaire pour réduire le risque que les comprimés soient utilisés à d’autres fins. L’autre patient s’est plaint pour des soins que je lui aurais prodigués. Dans ce cas-ci, non seulement j’étais en voyage à l’étranger le jour que mentionne le détenu… mais je ne l’avais même pas encore rencontré ! »