Comment déceler ceux qui risquent de s’enlever la vie ?
Bien des jeunes sont hantés par des pensées suicidaires. Certains facteurs accroissent leur risque de passer à l’acte : l’automutilation, la consommation de cannabis et d’autres drogues ainsi que le fait d’avoir vu d’autres personnes s’infliger intentionnellement des blessures.
À Montréal, dans un hôpital pour enfants, une adolescente franchit la porte des urgences. Elle a 16 ans. Elle arrive seule. Elle a envie de mourir. La veille, elle a conclu un accord avec ses parents : elle irait le lendemain à l’hôpital, mais pas immédiatement. Son père et sa mère venaient de la trouver enfermée dans sa chambre où elle s’était réfugiée après avoir avalé des pilules. Son amoureux l’avait quittée, ses difficultés l’écrasaient et des pensées suicidaires l’obsédaient. Heureusement, les comprimés qu’elle avait pris n’étaient en rien toxiques.
À l’urgence, c’est la Dre Evangelia Lila Amirali, pédopsychiatre, qui rencontre la jeune fille. En l’interrogeant, la clinicienne découvre qu’elle se mutile depuis déjà deux ans avec son groupe d’amis. Elle fume également du cannabis avec eux à l’occasion. Quand elle en consomme, elle se sent mieux sur le moment, mais le jour d’après, elle est encore plus déprimée et entre dans un cercle vicieux. À l’école, l’adolescente réussit bien. Cependant, pour soutenir le rythme de son horaire très chargé, elle recourt à des drogues, comme les amphétamines.
La Dre Amirali analyse la situation et décide d’hospitaliser l’adolescente. « Elle ne pouvait pas nous assurer qu’elle parlerait à ses parents ou irait chercher de l’aide si elle se sentait prête à passer à l’acte. Elle s’était déjà mutilée et avait maintenant atteint un échelon supérieur avec sa microtentative de suicide », explique la chef du Département de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine.
La jeune patiente souffre également d’une dépression majeure qui s’ajoute à un problème d’anxiété. « On a travaillé sur la régulation de l’humeur parce qu’elle a employé entre autres du cannabis, des amphétamines, de l’ecstasy pour se sentir mieux. On a fait un sevrage pendant son court séjour à l’hôpital. »
Pensées suicidaires. Automutilation. Consommation de cannabis. Utilisation de différentes drogues. Tous ces facteurs de risque qui touchent la jeune fille ressortent dans une nouvelle étude prospective publiée dans le Lancet Psychiatry1.
En Grande-Bretagne, la Dre Becky Mars, de l’Université de Bristol, et ses collaborateurs, ont tenté de découvrir les éléments liés aux futures tentatives de suicide chez deux types d’adolescents à risque élevé : ceux qui ont des pensées suicidaires et ceux qui se sont infligé des dommages corporels, mais sans avoir l’intention de se tuer. Ils pouvaient s’être coupés ou avoir ingéré une surdose de pilules.
Les chercheurs ont mené leur étude chez les participants de l’Avon Longitudinal Study of Parents and Children, une cohorte comprenant 14 000 enfants du sud-ouest de l’Angleterre, nés entre 1991 et 1993, et dont le suivi a commencé pendant la grossesse.
À l’âge de 16 ans, les participants ont rempli un questionnaire où ils devaient mentionner s’ils avaient eu des pensées suicidaires ou s’étaient intentionnellement infligés des blessures sans avoir d’intention suicidaire. Ceux qui avaient déjà tenté de s’enlever la vie ont été exclus des analyses.
À 21 ans, les sujets ont de nouveau rempli un questionnaire et devaient indiquer s’ils avaient fait une tentative de suicide au cours des cinq dernières années. Sur les 310 jeunes qui avaient eu des pensées suicidaires à 16 ans, 38 (12 %) avaient tenté de s’enlever la vie, tout comme 46 (12 %) des 380 qui s’étaient déjà infligé des dommages corporels.
Chez les jeunes qui avaient déjà à la fois eu des pensées suicidaires et porté atteinte à eux-mêmes, le taux de tentatives de suicide était presque le double : 21 % (22) des 107 participants dans ce cas avaient essayé de mourir (voir Les risques de l’automutilation, p. 16).
Quels étaient les principaux facteurs de risque de suicide ? Dans le groupe qui avait eu des pensées suicidaires, l’élément prédictif le plus important était les dommages corporels délibérés. Venaient ensuite la consommation de cannabis, l’utilisation d’autres drogues et le fait d’avoir vu d’autres personnes – parents ou amis – se mutiler. Certains traits de personnalité, comme une ouverture aux nouvelles expériences, accroissaient également le risque suicidaire (tableau I).
Dans le groupe de jeunes qui s’étaient déjà mutilés ou fait du mal sans avoir l’intention de mourir, les principaux facteurs de risque étaient la consommation de cannabis, l’utilisation d’autres drogues et le manque de sommeil (tableau II).
« Nos données semblent indiquer que les questions sur la consommation de drogues, l’automutilation, le sommeil, les traits de personnalité et le fait d’avoir assisté à l’automutilation d’autres personnes peuvent servir de base à l’évaluation du risque et aider les cliniciens à repérer les adolescents les plus susceptibles de faire des tentatives de suicide dans l’avenir », indiquent la Dre Mars et ses collaborateurs. Ils précisent toutefois, à la lumière de leurs résultats, que la plupart des adolescents qui pensent au suicide ou se blessent délibérément n’attenteront pas à leur vie.
« Ce sont des patients que l’on voit quotidiennement, mentionne la Dre Amirali, qui estime l’étude britannique très bien faite. Ce qui est important de retenir de cette recherche, c’est qu’il faut intervenir même si on estime que le risque suicidaire n’est pas très élevé ni immédiat quand on voit le patient. »
Chef du Département de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Hôpital de Montréal pour enfants, le Dr Martin Gignac juge cruciaux les facteurs de risque mis en évidence dans l’étude. « Poser des questions sur ces éléments devrait maintenant faire partie du dépistage chez un jeune qui a des pensées suicidaires et peut-être même de l’anamnèse de tous les adolescents. Un peu comme on mesure la pression artérielle », affirme le pédopsychiatre, qui trouve lui aussi l’étude bien conçue.
Les blessures auto-infligées non liées à une intention suicidaire apparaissent dans l’étude britannique à la fois comme une caractéristique initiale de l’un des deux groupes de jeunes étudiés et à la fois comme un facteur qui augmente de manière importante le risque de passage à l’acte dans le groupe ayant des pensées suicidaires (rapport de cotes [RC] – odds ratio : 2,78 ; P = 0,006).
Mais toutes les blessures volontaires ne comportent pas le même risque. « Il faut vraiment voir avec le jeune dans quel contexte il a ce genre de comportement, explique le Dr Gignac qui se spécialise dans les troubles de conduite. Parfois, cela se produit au sein d’un groupe où les membres s’encouragent à s’infliger des blessures. »
Certains cas, cependant, préoccupent particulièrement le pédopsychiatre : les adolescents qui emploient l’automutilation comme mécanisme d’adaptation. « Ils y recourent en période de détresse. Ils nous disent que lorsqu’ils se lacèrent les avant-bras, par exemple, ils ont l’impression de maîtriser leurs émotions. Mais c’est un faux sentiment de maîtrise, parce qu’ils remplacent la douleur intériorisée par une douleur extériorisée. Et finalement, leur geste entraîne une hausse de la détresse. »
À l’urgence de l’Hôpital de Montréal pour enfants, le formulaire d’évaluation psychiatrique comprend une section sur l’automutilation. « Il faut noter ce type de gestes. Si le patient a vraiment augmenté leur fréquence, leur intensité et leur gravité, cela constitue un signal d’alarme », précise le clinicien, également professeur à l’Université McGill.
Mais simplement être témoin de l’automutilation d’autres personnes est un facteur de risque. Dans l’étude britannique, le fait d’avoir vu un membre de sa famille (RC : 2,03 ; P = 0,076) ou un ami (RC : 1,85 ; P = 0,081) s’infliger des blessures tendait à augmenter le risque suicidaire.
« On assiste actuellement à une sorte d’épidémie, souligne la Dre Amirali. Malheureusement, certains médias y contribuent en diffusant des scènes dans lesquelles l’automutilation est présentée comme une façon de faire face aux difficultés. On a des films et des séries comme 13 Reasons Why sur Netflix qui comportent des exemples de jeunes qui se mutilent, qui vont vers le suicide. On voit tout de suite l’effet sur la population2. »
La consommation de cannabis, pour sa part, accroît de manière importante le risque de passage à l’acte, tant chez les jeunes qui ont des pensées suicidaires (RC : 2,61 ; P = 0,029) que chez ceux qui se font physiquement du mal (RC : 2,14 ; P = 0,038), selon l’étude de la Dre Mars.
À Montréal, la Dre Gabriella Gobi, de l’Université McGill, et son équipe ont récemment effectué une méta-analyse qui montre elle aussi que l’utilisation de cannabis à l’adolescence est associée à une hausse des idées suicidaires (RC : 1,50 ; IC à 95 % : 1,11–2,03) et des tentatives de suicide (RC : 3,46 ; IC à 95 % : 1,53–7,84)3.
Pourquoi ce lien entre marijuana et geste suicidaire ? « Il y a deux possibilités, explique le Dr Gignac. D’abord, pendant la période d’intoxication, la personne perd ses repères et devient plus sujette à agir sur le coup d’émotions très fortes. Elle devient plus impulsive. Le cannabis spécifiquement peut augmenter la détresse psychologique. Ensuite, pendant la période de sevrage, la personne peut ressentir des symptômes de dysrégulation émotionnelle qui peuvent accroître sa détresse psychologique et augmenter son risque de passage à l’acte. »
La consommation du cannabis risque par ailleurs de se répandre davantage chez les jeunes. « La littérature nous montre que ce qui détermine la prévalence de l’usage du cannabis chez les jeunes, c’est la perception qu’ils en ont. Et le processus de légalisation leur envoie le message que c’est une drogue douce, même si plusieurs données indiquent que ce n’est pas toujours le cas », mentionne le pédopsychiatre.
Les autres drogues accroissent toutefois aussi le risque de tentative de suicide chez les jeunes qui ont des pensées suicidaires ou qui s’infligent des blessures. La recherche britannique montre que le recours à des substances illégales au cours de l’année précédente hausse cette possibilité autant que la marijuana.
Chez les jeunes s’infligeant des blessures, le manque de sommeil et le fait de s’éveiller la nuit étaient des facteurs favorisant le passage à l’acte (respectivement RC : 1,97 ; P = 0,43 et RC : 1,91 ; P = 0,69).
Il s’agit du symptôme d’une détresse plus marquée, indique le Dr Gignac. « Quand le sommeil commence à être perturbé, c’est qu’on est incapable de trouver des périodes d’apaisement. Si c’est au début de la nuit que le sommeil est touché, si la personne est anxieuse, qu’elle anticipe, il faudra peut-être travailler sa capacité à gérer son stress. Par contre, si en fin de nuit elle a des ruminations liées à la culpabilité, à l’estime de soi, là, il faudra peut-être davantage se pencher sur les éléments dépressifs. »
En psychiatrie, les troubles du sommeil ne sont jamais un bon signe. Le clinicien pose d’ailleurs des questions à ce sujet à tous ses patients. « C’est un problème qu’il faut d’autant plus prendre au sérieux qu’il peut être un obstacle à une intervention thérapeutique. Si une personne ne dort pas, les chances que son état s’améliore sont grandement réduites. »
Certains traits de personnalité favoriseraient le passage à l’acte. Ainsi, chez les jeunes qui ont des idées suicidaires, le fait d’avoir un type de personnalité ouvert aux nouvelles expériences constituerait un facteur de risque (RC : 1,62 ; P = 0,025). Par contre, chez les sujets qui se mutilent, être peu extraverti augmente le risque de tentative de suicide (RC : 0,71 ; P = 0.068).
Et la dépression ? À l’institut Douglas, à Montréal, la Dre Johanne Renaud, chef de la Clinique des troubles dépressifs et suicidaires, voit de nombreux jeunes en difficulté. « On a énormément de consultations pour des adolescents qui se mutilent ou qui ont des idées suicidaires. Bien souvent, c’est associé à la dépression. Ce qui est surprenant dans l’étude britannique, c’est que les symptômes dépressifs ne sont pas apparus comme facteurs de risque. Tous les jeunes dépressifs ne font pas une tentative de suicide, mais la dépression est le principal facteur de risque de décès par suicide. »
La structure de l’étude ne permettait pas de bien cerner les facteurs qui agissent à court ou à moyen terme, estime la pédopsychiatre. « Si on évalue un jeune qui a des idées suicidaires à 16 ans et qui pose un geste suicidaire à 18 ans, on ne sait pas s’il est alors dépressif. Les auteurs ont regardé globalement s’il y a eu des tentatives de suicide au cours des cinq années suivantes, mais on ignore s’il y avait une relation temporelle avec un état dépressif. »
L’étude, par ailleurs, excluait les jeunes qui avaient fait des tentatives de suicide avant l’âge de 16 ans. Un groupe que connaît bien la Dre Renaud. « Dans notre clinique, l’âge des jeunes qui ont des pensées suicidaires ou se mutilent peut aller de 11 à 17 ans. » Et cette patientèle serait en expansion.
Des chercheurs de l’Hôpital de Montréal pour enfants ont montré qu’aux États-Unis, le nombre d’enfants de moins de 18 ans qui se rendent aux urgences pour des tentatives de suicide ou des idées suicidaires a doublé entre 2007 et 20154. L’âge médian était de 13 ans. Le phénomène serait probablement semblable au Québec, selon ce qu’un des auteurs, le Dr Brett Burstein, a déclaré dans les médias. Les conclusions de l’étude de l’équipe britannique ne s’appliquent donc pas à de nombreux jeunes à risque.
La Dre Mars et son équipe justifient cependant leur choix d’âge. À leurs yeux, il est important de repérer les jeunes qui vont faire une première tentative de suicide à la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte, parce que c’est à cette période de la vie que les visites à l’hôpital pour des blessures volontaires sont le plus élevées.
Que retenir finalement de cette étude prospective ? « Le message est qu’il est important, quand on voit des jeunes qui ont des pensées suicidaires ou qui portent atteinte à eux-mêmes, d’ouvrir la discussion sur des questions comme : Est-ce que tu as eu des comportements d’automutilation ? Y en a-t-il dans ton entourage ? Consommes-tu des substances, en particulier du cannabis ? Ton sommeil est-il perturbé ? Il faut aussi voir le type de personnalité sur lequel le jeune se construit, parce que certains traits de caractère ont une influence », résume le Dr Gignac. //
1. Mars B, Heron J, Klonsky E et coll. Predictors of future suicide attempt among adolescents with suicidal thoughts or non-suicidal self-harm : a population-based birth cohort study. Lancet Psychiatry 2019 ; 6 (4) : 327-37.
2. Bridge J, Greenhouse J, Ruch D et coll. Association between the release of Netflix’s 13 Reasons Why and suicide rates in the United States: An interrupted times series analysis. JAACAP. Publié initialement en ligne le 26 avril 2019.
3. Gobbi G, Atkin T, Zytynski T et coll. Association of cannabis use in adolescence and risk of depression, anxiety, and suicidality in young adulthood: A systematic review and meta-analysis. JAMA Psychiatry. Publié initialement en ligne le 13 février 2019.
4. Burstein B, Agostino H, Greenfield B. Suicidal attempts and ideation among children and adolescents in US emergency departments, 2007-2015. JAMA Pediatrics. Publié initialement en ligne le 8 avril 2019.