Dossiers spéciaux

Quand dermatologie rime avec psychiatrie

Psoriasis, dépression et suicide

Emmanuèle Garnier  |  2019-08-28

Un curieux rapport lie certains problèmes dermatologiques à des troubles mentaux parfois très graves. De nombreuses études, dont une récente au Québec, en témoignent.

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Dr Ivan Litvinov

Le lien peut paraître étrange. Mais il semble réel. Les patients atteints de problèmes dermatologiques, comme le psoriasis, ont un risque accru de souffrir de troubles de santé mentale, tels que la dépression ou l’anxiété. Leur probabilité de suicide serait même haussée. Un peu partout dans le monde les études se multiplient à ce sujet.

À l’Université McGill, le Dr Ivan Litvinov, dermatologue, et ses collègues se sont penchés sur cette question. « Le lien entre le psoriasis et le risque suicidaire est controversé. Nous voulions savoir ce qui en est au Québec compte tenu du taux de suicide plus élevé dans cette province que dans le reste du Canada. » Les chercheurs ont donc effectué une analyse rétrospective à partir de plusieurs bases de données provinciales.

Le constat est troublant. « Nous avons découvert que le taux de suicide des personnes ayant une forme de psoriasis modérée ou grave était trois fois plus important que celui de la population générale », explique le Dr Litvinov, directeur de la recherche à la Division de dermatologie de l’Université McGill.

Ainsi, entre 2000 et 2015, le taux de suicide des patients dont le psoriasis était modéré ou grave atteignait 59,5 pour 100 000 personnes par année (tableau I)1. Par comparaison, en 2015, dans la population québécoise adulte*, le taux était de 17,6 pour 100 000 personnes par année.

Tableau I

Ce constat ne constituait cependant pas le principal but de l’étude. Le premier objectif des chercheurs : analyser le lien entre la gravité du psoriasis et le comportement suicidaire, c’est-à-dire non seulement les morts par suicide, mais aussi les hospitalisations pour tentative de suicide. Les résultats, que le Dr Litvinov a présentés au congrès annuel de l’Association canadienne de dermatologie en juin dernier à Calgary, sont préoccupants. Les sujets dont la maladie était grave ou modérée présentaient deux fois plus de risque d’avoir eu un comportement suicidaire que ceux qui avaient une forme légère de l’affection. Leur risque de suicide, à lui seul, était trois fois plus élevé.

« Il s’agit d’une question importante pour les dermatologues. Nous traitons le psoriasis comme une maladie qui touche plusieurs systèmes, pas seulement la peau. Il peut atteindre le système cardiovasculaire, les articulations et, manifestement, il agit aussi sur la santé mentale des patients », explique le Dr Litvinov, qui pratique au Centre universitaire de santé McGill.

Méthode

Pour leurs recherches, le Dr Litvinov et ses collaborateurs ont utilisé différentes bases de données provinciales, dont celles de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Ils se sont entre autres servis des données du régime public d’assurance médicaments qui, en 2012, couvrait 43 % de la population québécoise. Par conséquent, les personnes de moins de 65 ans ayant une assurance médicaments privée n’étaient pas incluses dans l’étude.

Parmi les données disponibles, les chercheurs ont sélectionné les adultes de 20 ans et plus chez qui le diagnostic de psoriasis a été posé entre 2000 et 2015 et qui ont été traités. Les sujets ont été divisés en deux groupes selon la gravité de leur affection. Le psoriasis était considéré comme léger si le patient n’avait reçu qu’un agent topique ou suivi un maximum de neuf séances de photothérapie par mois. L’affection était estimée de modérée à grave si les patients avaient bénéficié de dix séances ou plus de photothérapie mensuellement, eu un traitement par voie orale habituel contre le psoriasis ou pris des agents biologiques.

Les chercheurs ont ensuite regardé, d’une part, le nombre de suicides dans les deux groupes en utilisant les données de l’Institut de la statistique du Québec et, d’autre part, le nombre d’hospitalisations pour tentatives de suicide grâce à la banque de données MED-ÉCHO sur la clientèle hospitalière.

Un total de 19 051 patients ont été inclus dans l’étude. Parmi eux, 15 912 (83,5 %) souffraient de psoriasis léger et 3139 (16,5 %), de psoriasis modéré ou grave. L’âge moyen des sujets, dont la moitié était des hommes, était de 63 ans.

Chez les sujets ayant une forme légère de l’affection, le taux de comportement suicidaire était de 94,3 pour 100 000 personnes par année tandis que chez ceux qui avaient une maladie plus grave, ce taux s’élevait à 131,4 pour 100 000 personnes par année (tableau I). Une fois les données ajustées pour la présence initiale de troubles de santé mentale, le risque des patients souffrant d’une forme modérée ou grave de psoriasis était le double de celui des sujets moins atteints (rapport des risques instantanés [RRI] : 1,98 ; intervalle de confiance [IC] : 1,21–3,24) et leur risque de mort par suicide, le triple (RRI : 2,97 ; IC : 1,35–6,50).

Facteurs de risque

Le Dr Litvinov et ses collègues se sont également intéressés aux facteurs associés au comportement suicidaire (tableau II). La consommation de drogue multipliait par trois le risque de comportement suicidaire. La présence d’une dépression ou d’un autre trouble de santé mentale doublait cette probabilité. Les hommes présentaient un risque presque deux fois plus élevé que les femmes.

Cependant, des éléments protecteurs sont également ressortis de l’étude. Ainsi, le fait d’avoir déjà eu une consultation avec un dermatologue au cours des deux années précédant le premier traitement contre le psoriasis diminuait de 37 % le risque de comportement suicidaire. L’âge était un autre facteur protecteur : les sujets plus âgés présentaient moins de risque.

Ces données soulignent l’importance du dépistage et de l’évaluation des problèmes de santé mentale chez les patients souffrant d’un psoriasis modéré ou grave, concluent le Dr Litvinov et ses collaborateurs. « Chaque fois que nous rencontrons un patient atteint de psoriasis, c’est une occasion de lui demander s’il a aussi des douleurs à la poitrine, aux articulations, s’il se sent déprimé ou désespéré ou s’il a pensé à se blesser d’une façon ou d’une autre (voir « Dépister les patients à risque », p. 19). Nous sommes dans une position unique pour diriger ces patients de manière urgente vers des spécialistes de la santé mentale », estime le dermatologue.

Quel est le lien ?

Comment expliquer le lien entre suicide et psoriasis ? Plusieurs hypothèses existent. Il y a, par exemple, la piste de l’inflammation. « Chez les patients psoriasiques, une inflammation se produit dans tout l’organisme, notamment dans les vaisseaux sanguins, ce qui peut causer des infarctus du myocarde et des accidents vasculaires cérébraux. Cette inflammation pourrait potentiellement toucher le cerveau et provoquer un déséquilibre susceptible de mener à la dépression et au suicide », explique le Dr Litvinov.

Certains auteurs indiquent plus précisément que le dysfonctionnement des lymphocytes T pourrait contribuer, au moins en partie, à accroître le risque de troubles mentaux2. La cytokine pro-inflammatoire sécrétée par certains lymphocytes, l’interleukine 17, jouerait un rôle important non seulement dans le psoriasis, mais également dans la dépression. Des études montrent que son taux est plus élevé dans les lymphocytes T activés des patients dépressifs ou anxieux.

Tableau II

Le psoriasis lui-même pourrait par ailleurs augmenter le risque suicidaire. « Les patients atteints d’une forme grave sont plus touchés par la maladie. Ils peuvent être plus défigurés ou se trouver dans l’incapacité de travailler. Par conséquent, ils peuvent être plus dépressifs et devenir suicidaires », indique le Dr Litvinov.

Il y a aussi l’hypothèse des maladies concomitantes. « Souvent, ces patients sont plus nombreux à souffrir du syndrome métabolique et consomment plus d’alcool, deux facteurs qui aggravent le psoriasis et qui pourraient ainsi contribuer à la dépression et au suicide. » En outre, les formes graves de psoriasis peuvent être associées à un risque accru de complications cardiovasculaires, d’obésité et d’hypertension. « Donc, peut-être que la santé générale de ces patients n’est pas très bonne. »

Certains médicaments sont aussi sus­cep­tibles de jouer un rôle néfaste. « D’un côté, à l’occasion, certains antidépresseurs peuvent aggraver le psoriasis et, par conséquent, augmenter le risque de comportement suicidaire. De l’autre, des médicaments comme les rétinoïdes et le brodalumab, un agent biologique, peuvent accroître le risque de suicide », mentionne le Dr Litvinov. Le lien entre psoriasis, dépression et suicide serait donc probablement multifactoriel.

« Nous avons découvert que le taux de suicide des personnes ayant une forme de psoriasis modérée ou grave était trois fois plus important que celui de la population générale. »

– Dr Ivan Litvinov

Étude danoise

Tout récemment, le JAMA Dermatology a publié deux lettres de chercheurs au sujet de la relation entre le psoriasis et les problèmes de santé mentale. La première présentait une étude faite au Danemark à partir de registres couvrant tous les hôpitaux du pays. Les chercheurs ont analysé les données des 13 675 patients qui avaient eu un diagnostic de psoriasis entre 1977 et 20123. Par rapport à la population générale, le risque des patients atteints de psoriasis de souffrir d’une dépression était accru de 72 %.

Mais d’autres problèmes de santé mentale ressortaient aussi. Le risque de troubles bipolaires était multiplié par 2,33 et celui de troubles de la personnalité, par 2,06. Il y avait également une augmentation du risque de démence vasculaire de 73 %, de schizophrénie de 64 % et d’anxiété généralisée de 88 %.

« Ce qui est intéressant dans cette recherche, c’est que les cher­cheurs ont regardé d’autres troubles de santé mentale que la dépression. Cependant, les associations qu’ils ont découvertes devront être confirmées par d’autres études », précise la Dre Jacynthe Rivest, médecin-psychiatre au Centre hospitalier de l’Université de Montréal.

Dre Jacynthe Rivest

Dans sa pratique au Centre hospitalier universitaire de Québec, la Dre Hélène Veillette, dermatologue, n’a pas vraiment constaté de problèmes comme les troubles bipolaires chez les patients atteints de psoriasis. « Mais peut-être que je ne les cherche pas assez. Par contre, je rencontre sans conteste des cas de dépression et d’anxiété. »

La clinicienne trouve les données danoises intéressantes, mais a des réserves. « Je ne sais pas à quel point elles sont valides. Ce sont des données que les chercheurs trouvent dans les registres, et on ne sait pas toujours si les critères de sélection étaient les bons ni comment ont été faits les diagnostics. »

Étude sud-coréenne

Combien de temps faut-il pour que des problèmes de santé mentale apparaissent après un diagnostic de psoriasis ? Une équipe de Séoul s’est penchée sur cette question.

Les chercheurs ont utilisé les données populationnelles de 2002 à 2013 venant de l’Agence d’évaluation et de recherche en assurance maladie de la Corée du Sud4. Ils ont découvert que les problèmes de santé mentale apparaissaient de deux à trois mois après le diagnostic de psoriasis.

Chez les hommes, la plupart des problèmes de santé mentale tendaient à apparaître plus rapidement que chez les femmes. Ainsi, la dépression émergeait en moyenne au bout de 54 jours chez eux et de 268 jours chez les femmes. Par contre, les troubles anxieux apparaissaient en moyenne 53 jours après le diagnostic chez les femmes contre 113 jours chez les hommes.

Les chercheurs sud-coréens ont découvert chez les patients psoriasiques une augmentation du risque non seulement de dépression et d’anxiété, mais aussi de problèmes de sommeil non organiques ainsi que de troubles somatoformes et névrotiques.

« Ce qui est intéressant, c’est qu’ils ont pu voir que le risque de présenter un trouble de santé mentale augmentait au cours des deux ou trois premiers mois suivant le diagnostic, souligne la Dre Rivest, également professeure adjointe à l’Université de Montréal. Si de telles données devaient se confirmer dans d’autres populations et dans d’autres études, elles pourraient avoir des répercussions dans la pratique clinique. Faudrait-il alors sensibiliser les médecins de famille et les dermatologues à cette période critique lorsqu’ils annoncent un diagnostic de maladie dermatologique ? Devraient-ils être plus à l’affût des premiers signes de troubles de santé mentale ? »

chute de la qualité de vie

« Toutes ces études sur le psoriasis montrent une augmentation du risque de problèmes de santé mentale comme la dépression, analyse la Dre Veillette, également professeure de clinique au CHU de Québec-Université Laval. Cela ne me surprend pas parce que la qualité de vie des patients psoriasiques n’est pas très bonne. La question est : est-ce qu’ils ont plus de risque de dépression parce qu’ils souffrent d’être atteint de psoriasis ou est-ce à cause de l’inflammation et du lien avec l’interleukine 17 ? C’est un point très important », estime la Dre Veillette.

« Toutes les maladies de peau visibles ou provoquant un prurit diminuent la qualité de vie et dépriment les gens. »

– Dre Hélène Veillette

En clinique, la dermatologue voit l’état psychologique de ses patients psoriasiques s’améliorer rapidement quand leurs symptômes régressent. « Je pense qu’on doit tenir compte du fait que ces gens-là sont déprimés et peut-être qu’il faut parfois les traiter un peu plus fortement simplement parce que l’effet du psoriasis sur la qualité de vie est très important. » Une éditorialiste du JAMA Dermatology indique d’ailleurs que la littérature montre systématiquement que les patients traités avec succès connaissent moins d’épisodes de dépression2.

Selon la Dre Veillette, peut-être que le système immunitaire et les interleukines jouent un rôle dans l’apparition de problèmes de santé mentale, mais il y a probablement aussi une composante psychosociale. « Le patient fait du psoriasis et sort moins, bouge moins. Il est déprimé, mange plus, grossit, a plus de risque de diabète, peut faire un infarctus du myocarde. Plus il accumule les maladies, plus il est déprimé. »

Cependant, si la dépression est causée par l’inflammation, la situation a probablement déjà commencé à s’améliorer. « Peut-être qu’avec nos traitements actuels, comme les thérapies biologiques ciblées, nous ne guérissons pas le psoriasis, mais nous pouvons maîtriser la maladie et éliminer l’inflammation, explique le Dr Litvinov. Quand on fera une étude de 2019 à 2030, elle montrera probablement beaucoup moins de risque de dépression. C’est un domaine en pleine évolution. »

hidradénite suppurée

Dans la pratique de la Dre Veillette, le problème dermatologique le plus lié à la dépression n’est pas le psoriasis, mais l’hidradénite suppurée. « C’est vraiment une affection très débilitante », affirme la spécialiste.

L’Association canadienne de dermatologie la décrit comme « une maladie chronique caractérisée par la présence d’inflammation causant sous la peau des bosses et des abcès souvent douloureux et dont s’écoule parfois du pus ou un liquide à l’odeur déplaisante. Les zones les plus souvent touchées sont les aisselles, le dessous des seins et l’aine, là où il y a des replis de peau. »5

Sur le site du Huffpost, la chroniqueuse Annick Cormier explique l’enfer que lui fait vivre cette maladie : « Quand les abcès finissent par se rejoindre sous la peau (on appelle ça des tunnels), ils [les médecins] considèrent que la chair est assez maganée (elle est littéralement GRISE sous la peau), alors ils opèrent. Et s’ils n’enlèvent pas TOUTES les cellules malades, la maladie reviendra6. »Selon la rédactrice, il faut en moyenne huit ans pour avoir un diagnostic. Elle, elle l’a eu au bout d’un an.

L’hidradénite suppurée serait plus fréquente qu’on le croyait. « On pensait qu’elle touchait 1 % ou 2 % de la population. Mais plus on cherche de cas et plus on en trouve. Souvent, il y a un diagnostic erroné dès le départ. Les gens ont des diagnostics d’abcès à répétition », dit la Dre Veillette.

Une méta-analyse canadienne, publiée dans le JAMA Dermatology, indique que, chez les patients souffrant d’hidradénite, la prévalence de la dépression serait de 16,9 % et même de 26,8 % quand ce trouble de santé mental est simplement détecté avec un outil de dépistage. La prévalence de l’anxiété, elle, est de 4,9 %7. Ces chiffres correspondent à ce que constate la Dre Veillette en clinique.

Mais tous ces articles sur le psoriasis et l’hidradénite ainsi que l’éditorial qui les accompagnent rendent la spécialiste un peu mal à l’aise. « Mise à part l’étude coréenne, les auteurs présentent des conflits d’intérêts importants à cause de leurs liens avec des compagnies fabriquant des médicaments contre ces maladies. Les sociétés pharmaceutiques ont certainement avantage à ce qu’on traite des patients pour prévenir les maladies associées à un problème cutané. Je pense cependant qu’il y a une forte composante psychosociale dans la dépression des patients atteints de psoriasis et d’hidradénite. Toutes les maladies de peau visibles ou provoquant un prurit diminuent la qualité de vie et dépriment les gens », affirme la Dre Veillette. //

Bibliographie

1. Laverde-Saad A, Milan R, Mohand-Saïd et coll. The risk of suicidal behavior in psoriasis patients: A retrospective cohort study in Quebec, Canada. 2019. Université McGill : Montréal (communication personnelle).

2. Armstrong A. Exploring mental disorders in patients with skin diseases. JAMA Dermatol 2019 ; 155 (6) : 660-1.

3. Leisner M, Riis J, Schwartz S et coll. Psoriasis and risk of mental disorders in Denmark. JAMA Dermatol 2019 ; 155 (6) : 745-7.

4. Bang C, Yoon J, Chun J et coll. Association of psoriasis with mental health disorders in South Korea. JAMA Dermatol 2019 ; 155 (6) : 747-9.

5. Association canadienne de dermatologie (ACD). Hidradénite suppurée. Ottawa : l’ACD ; 2019. Site Internet : https://bit.ly/2LPncRY.

6. Cormier A. L’hidradénite suppurée : ma maladie de marde. Huffpost Québec. 5 juin 2019. Site Internet : https://bit.ly/316xTDp .

7. Machado M, Stergiopoulos V, Maes M et coll. Depression and anxiety in adults With hidradenitis suppurativa: A systematic review and meta-analysis. JAMA Dermatol [Publié initialement en ligne le 5 juin 2019].