Éviter les catastrophes
Cet été, à Port-Cartier, le Dr Pierre Gosselin a eu peur. Cogestionnaire de l’établissement de soins de la ville, il n’a parfois recruté qu’au dernier moment des médecins dépanneurs pour l’urgence. En juillet, par exemple, il n’a obtenu des cliniciens qu’une semaine avant les quarts de travail non pourvus.
En juin, déjà, le Centre multiservice de santé et de services sociaux de Port-Cartier avait frôlé la rupture de services. Il n’y a échappé que grâce à la grande capacité de travail d’un omnipraticien dépanneur. « Le médecin a commencé le vendredi soir à 17 h et a terminé le lundi matin à 8 h. Il a fait soixante heures de suite sur place. Le samedi et le dimanche, le Centre avait cependant réduit ses services à l’urgence, c’est-à-dire que seuls les patients P1, P2 et P3 étaient acceptés », explique le Dr Gosselin, également président de l’Association des médecins omnipraticiens de la Côte-Nord (AMOCN).
La situation n’avait pas été aussi périlleuse depuis des années. « En mai, on a même appelé un par un les trois cents médecins dépanneurs. On a commencé avec A et on a fini par Z. » Aucun médecin ne s’est porté volontaire.
Pourtant, au cours des trois dernières années, quand le Dr Gosselin mettait ses plages libres pour les mois à venir sur le site H38 mécanisme de dépannage, il obtenait plusieurs réponses au bout de vingt-quatre à quarante-huit heures. « Il y a trois semaines, nous avons indiqué nos prochains quarts de dépannage, et un seul médecin a répondu. On n’a jamais vu cela. »
Que se passe-t-il ? Pourquoi est-ce si difficile maintenant d’obtenir des cliniciens dépanneurs ? « Je pense que la demande est telle partout au Québec que les médecins ont le choix. Et comme il y a beaucoup moins de dépanneurs, il arrive que l’on n’ait personne », constate le Dr Gosselin.
Même des secteurs limitrophes de la Capitale-Nationale et de l’Estrie font maintenant des demandes. Au printemps, des hôpitaux de la région des Laurentides, eux, n’ont obtenu que 52 % des quarts de dépannage qu’ils réclamaient. « On a l’impression que depuis deux ans la demande pour des médecins dépanneurs est plus grande que l’offre », explique le Dr Michel Desrosiers, directeur des Affaires professionnelles à la FMOQ.
Les années Barrette ont laissé des traces sur le dépannage. « Les politiques du gouvernement ont eu pour effet de réduire le nombre de médecins en faisant. Comme il fallait que les omnipraticiens suivent des patients, beaucoup de dépanneurs ont cessé de l’être », indique le Dr Gosselin.
Dans les hôpitaux, les effectifs ont en outre diminué, ce qui a augmenté les besoins. « Probablement que l’on vit les conséquences des politiques du gouvernement précédent qui a limité le nombre d’omnipraticiens en établissement et favorisé la prise en charge de patients dans les cabinets », indique le Dr Desrosiers.
Le problème de base reste le manque d’effectifs. Sur la Côte-Nord, le nombre de médecins de famille ne cesse de baisser. Alors qu’ils étaient 146 dans les établissements en 2016, ils ne sont plus maintenant que 109. Ils sont 124 en comptant les cliniciens non hospitaliers. Le recrutement est par ailleurs devenu très difficile. Les postes accordés dans le cadre du plan régional d’effectifs médicaux (PREM), tous remplis en 2016, n’ont été pourvus qu’à 21 % en 2019. « On a accueilli seulement quatre médecins sur une possibilité de dix-neuf cette année », déplore le Dr Gosselin.
Le vieillissement des omnipraticiens a aussi eu des répercussions sur les effectifs hospitaliers de la région. « Il y a actuellement plus de médecins sur la Côte-Nord qu’en 2008-2009, mais certains ont modifié leur pratique avec l’âge. Ils n’exercent plus à l’urgence ni dans les unités de soins. La situation est donc peut-être pire maintenant, parce que le profil de pratique de bien des omnipraticiens a changé », estime le président de l’AMOCN.
On avait espéré, il y a quelques années, une importante augmentation du nombre d’omnipraticiens qui aurait pu mettre fin aux pénuries. Mais cette hausse ne s’est jamais matérialisée. « Les politiques du dernier gouvernement ont découragé les étudiants en médecine d’aller en omnipratique et incité les médecins âgés à prendre leur retraite plus tôt », note le Dr Desrosiers.
L’Abitibi-Témiscamingue connaît elle aussi des difficultés. Le nombre de médecins n’a cessé de chuter dans la région : de 223 qu’il était en 2015, il est passé à 190. « Quatre des cinq réseaux locaux de services de notre région recourent aux médecins dépanneurs », explique le Dr Jean-Yves Boutet, président de l’Association des médecins omnipraticiens du nord-ouest du Québec (AMONOQ).
À cause de sa grande étendue, l’Abitibi-Témiscamingue est particulièrement exposée aux ruptures de services. « Notre population n’est pas très importante, mais nous devons avoir sept urgences d’ouvertes. Ensemble, elles requièrent vingt et un médecins par période de vingt-quatre heures. Si j’étais à Laval, où il n’y a qu’une urgence, je mettrais trois médecins le jour, trois le soir et deux la nuit. Avec huit, l’urgence serait couverte. Mais ici il en faut vingt et un. Et c’est sans compter les besoins dans les secteurs de l’hospitalisation et de l’obstétrique », précise le Dr Boutet.
Le président de l’AMONOQ craint les ruptures de services. Leurs conséquences pourraient être graves, peu importe où elles se produisent. « J’ai peur qu’elles suscitent une action radicale du gouvernement. Le seul ministre de la Santé qui ait envoyé une mise en demeure aux médecins, c’est le premier ministre actuel. Comme médecins en région, nous sommes soucieux du bien-être de la population et ne voulons pas de découvertures, mais nous sommes fragiles. »
Sur la Côte-Nord, le Dr Gosselin regarde avec inquiétude l’horaire des mois de novembre, de décembre et de janvier. « J’ai énormément de quarts de découverts. Je ne sais pas comment ça va se terminer. »
Il y a deux semaines, le président de la FMOQ, le Dr Louis Godin, accompagné du Dr Desrosiers, est venu à Sept-Îles rencontrer le Dr Gosselin, les autres membres du conseil d’administration de l’AMOCN et les médecins responsables des établissements de la région. « La FMOQ travaille à des projets novateurs. Elle planche sur des solutions entre autres pour améliorer le recrutement de médecins en Minganie », dit le Dr Gosselin.
Le recrutement reste effectivement la base du problème. Mais peut-être devrait-on changer certaines règles, pense pour sa part le Dr Boutet. « Il faudrait que lorsque les postes accordés dans le cadre du PREM sont pourvus à 70 % dans les grands centres, on laisse ensuite des régions comme la Côte-Nord et l’Abitibi faire le plein de médecins. On doit augmenter nos effectifs. On sent que la fatigue s’est installée chez nos médecins. »
Mais peut-être aussi faudrait-il plus de médecins au Québec. « Quand nous avons rencontré la ministre de la Santé, en juin, au Département régional de médecine générale, nous lui avons indiqué que l’une des solutions serait d’augmenter le nombre d’étudiants en médecine dans les universités. La résolution de la crise passe peut-être par là. On manque de médecins partout, et beaucoup de cliniciens vont bientôt prendre leur retraite. La situation est inquiétante dans toute la province », estime le Dr Boutet. //