les dix premières semaines de la pandémie
Au Canada, les dix premières semaines de la pandémie n’auraient pas accru le taux d’épuisement professionnel des médecins d’urgence. Certains facteurs paraissaient néanmoins les affecter.
Les médecins d’urgence semblent avoir bien résisté aux premiers mois de la pandémie. Durant les dix premières semaines, leur taux d’épuisement professionnel n’aurait pas augmenté significativement. Pas de hausse du sentiment de dépersonnalisation. Ni d’accroissement de la fatigue émotionnelle. C’est ce que révèle une nouvelle étude canadienne effectuée auprès de 468 médecins d’urgence1.
La Dre Kerstin de Wit, de l’Université McMaster, qui a dirigé la recherche, a envoyé toutes les semaines avec son équipe un court sondage en ligne à des cliniciens d’urgence canadiens pour couvrir la période du 9 mars au 17 mai 2020. Parmi les 468 qui ont répondu, 54 % pratiquaient en Ontario, 14 % au Québec et 32 % dans le reste du Canada.
Les participants, qui venaient de 143 hôpitaux différents, devaient indiquer, dans un sondage sur deux, à quelle fréquence ils se sentaient épuisés par leur travail et à quelle fréquence ils éprouvaient une plus grande insensibilité envers les gens. Ces deux questions mesuraient respectivement leur degré d’épuisement émotif et de dépersonnalisation, des éléments qui chacun révèlent la présence de l’épuisement professionnel. « Ces questions constituent une version abrégée et validée du test de l’Inventaire d’épuisement professionnel de Maslach », explique la Dre de Wit.
Les répondants, dont 9 % étaient encore résidents, devaient par ailleurs mentionner chaque semaine dans le questionnaire leur nombre de quarts de travail, le nombre d’interventions effectuées générant des aérosols, s’ils avaient passé un test de dépistage, etc. À la fin du sondage, les cliniciens étaient invités à faire part de leurs pensées et de leurs expériences.
Aux yeux des chercheurs, la pandémie avait le potentiel d’accroître l’épuisement professionnel des médecins d’urgence. Selon le modèle des « exigences-ressources au travail », le surmenage professionnel résulte d’une augmentation des demandes physiques et psychologiques sur le plan professionnel parallèlement à une réduction des ressources.
Mais qu’en était-il vraiment ? « Nous avons découvert qu’un peu plus de 15 % des médecins remplissaient les critères de l’épuisement professionnel et que ce taux est resté stable durant toute l’étude. Ainsi, les médecins d’urgence qui ont répondu au sondage semblaient en forme sur le plan psychologique et souffraient moins d’épuisement professionnel que nous l’anticipions », affirme la Dre de Wit, elle-même médecin d’urgence.
En ce qui concerne l’épuisement émotif, par exemple, 18 % (67/380) des répondants étaient très atteints sur ce plan à la quatrième semaine et 16 % (47/297) à la dixième semaine. Des taux similaires. En tout, seulement treize médecins sont passés d’un faible degré d’épuisement émotionnel à un seuil élevé. La vaste majorité des médecins, pour leur part, sont restés au même niveau. Les résultats sont semblables pour la dépersonnalisation.
Les résultats de l’étude reflètent-ils la réalité ? « Le taux de réponse était uniquement de 30 %, note le Dr Patrick Archambault, l’un des auteurs de la recherche. Soixante-dix pour cent des médecins d’urgence n’ont donc pas rempli le sondage. Ce sont peut-être ces cliniciens qui présentaient le plus de risque d’épuisement professionnel. Peut-être que certains n’étaient pas assez en forme pour répondre au sondage. Il est possible que l’on n’ait pas réussi à capter les cas d’épuisement professionnel dans cette population. »
Les premières semaines de la pandémie ont été éprouvantes, souligne le Dr Archambault, qui travaille à la fois aux urgences et aux soins intensifs du CISSS de Chaudière-Appalaches. Les commentaires écrits des médecins en témoignent d’ailleurs, note-t-il. « La réalité était difficile sur le terrain. Il y avait la pression de devoir tout mettre en place pour faire face à la pandémie. Les multiples réunions auxquelles on devait assister et l’organisation de toutes les mesures ont amené un stress qui n’est pas apparu dans nos données. »
La Dre Anne Magnan, directrice générale du Programme d’aide aux médecins du Québec, elle, n’est pas surprise des résultats. « L’étude correspond à ce qu’on a vécu au Programme », souligne-t-elle. Son organisme a connu au début de la pandémie non pas une hausse, mais une baisse des demandes d’aide (voir Programme d’aide aux médecins du Québec, p. 15). « La première réaction dans une situation comme la pandémie est de ressentir un stress aigu. Après, peut venir l’épuisement. Il sera intéressant de mesurer le taux d’épuisement professionnel durant la deuxième vague, parce que là, il y aura la durée. » Pour la Dre Magnan, les données des chercheurs canadiens restent très pertinentes. « Je pense qu’elles traduisent bien ce qui s’est passé durant la première phase. »
Dans l’étude, un facteur semblait particulièrement lié à l’épuisement professionnel : le fait de passer un test de dépistage. Cet élément était surtout associé à l’épuisement émotif (rapport des cotes [RC] : 11,5 ; intervalle de confiance à 95 % [IC] : 3,1–42,5). De 10 % à 15 % des médecins ont subi un test pendant les trois premières semaines, puis quelque 5 % ensuite. Et parmi eux, trois cliniciens se sont révélés infectés.
Mais quel est le lien entre épuisement professionnel et test ? « Nous n’avons pas d’explications claires à ce sujet, reconnaît la Dre de Wit. Peut-être que les médecins qui étaient très anxieux ont passé plus de tests ou encore que le fait de subir un test provoquait une détresse psychologique. On peut penser que lorsqu’on attend les résultats, on est inquiet d’avoir pu exposer ses patients, ses enfants et son conjoint à la maladie. »
La hausse du nombre de tests pendant les premières semaines est par ailleurs intrigante. « Je pense que beaucoup de médecins ont dû en passer un parce qu’ils avaient été en voyage juste avant la pandémie. Cela pouvait leur être nécessaire pour pouvoir travailler, dit la chercheuse. Une autre explication possible : peut-être qu’au début les gens étaient tellement effrayés qu’ils passaient un test dès l’apparition du moindre symptôme. »
Un second facteur paraissait également lié, mais dans une moindre mesure, à l’épuisement émotif : le nombre de quarts de travail (RC : 1,3 par quart de travail supplémentaire ; IC à 95 % : 1,1–1,5). « On sait que le fait de travailler plus longtemps est associé à l’épuisement professionnel. Mais je me demande si le fait de travailler un plus grand nombre de quarts de travail n’augmente pas la probabilité de passer un test dès que l’on a un symptôme parce que l’on doit pratiquer le lendemain et que l’on ne veut pas exposer les gens », s’interroge la Dre de Wit.
Comment les médecins d’urgence voyaient-ils leur expérience en temps de COVID ? Les chercheurs ont obtenu 516 commentaires venant de 213 participants. Une première catégorie de remarques porte sur les effets de la pandémie dans l’environnement de travail.
On peut constater toute la difficulté que ressentent certains cliniciens. « Plus de 90 % de nos patients sont des cas soupçonnés ou confirmés [de COVID]. Par conséquent, nous devons constamment affronter cette maladie chez une clientèle défavorisée. L’utilisation prolongée de l’équipement de protection est extrêmement éprouvante physiquement et mentalement. »
Certains répondants semblent révoltés. « Un point de vue que nous devons combattre, c’est que les “docteurs” se sont engagés en sachant qu’ils pouvaient attraper une maladie infectieuse et en mourir dans le cadre de leur travail. C’est moyenâgeux, et nous devons faire respecter la valeur de la vie [des médecins] au cours des prochains mois. (...) Les médecins méritent un environnement de travail sûr et le respect de leurs droits de travailleurs », clame un clinicien.
La deuxième catégorie de commentaires concerne les perceptions et les peurs au sujet des effets de la COVID sur le mode de vie. Plusieurs médecins ont des craintes financières. « Bien sûr, je peux mourir. Mais cela m’inquiète moins que d’être en vie et incapable de subvenir aux besoins des personnes à ma charge », écrit ainsi un répondant. D’autres témoignent de leur désarroi : « C’est la première fois depuis que je suis médecin à l’urgence que je me sens épuisé tous les jours. C’est à cause de cette pandémie et de la recherche d’informations qui en résulte. C’est frustrant. »
Mais certains participants voient à l’expérience des facettes positives. « J’aime profondément le bon côté qu’est le rapprochement de notre équipe », écrit ainsi un médecin.
Aux yeux du Dr Archambault, la situation comporte effectivement des aspects stimulants. « Dès le début de la pandémie, les médecins d’urgence ont trouvé une valorisation à leur pratique. Le fait de pouvoir être là en temps de COVID donnait un sens à leur travail. Être prêt à faire face à ce genre de situation fait partie de notre formation. Et depuis le début, la population est très reconnaissante envers nous et les autres professionnels de la santé pour notre travail. Tout le système de santé s’est mobilisé. »
Ainsi, les médecins d’urgence ne semblent pas avoir été blessés psychologiquement pendant les dix premières semaines de la pandémie. « Les raisons sont multifactorielles, mais je pense qu’au Canada, tous les services d’urgence étaient bien préparés, affirme la Dre de Wit. Et je crois que nos médecins étaient capables de faire face à l’afflux de patients, d’après ce que l’on peut voir dans l’analyse qualitative des commentaires. Mais ils devaient quand même faire face à des difficultés, que ce soit les résidents qui avaient des inquiétudes concernant leur formation ou les médecins préoccupés par les effets de la pandémie sur leurs revenus. »
Les urgentologues ne partaient par ailleurs pas de zéro pour affronter la crise. « Je pense que notre expérience avec le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) nous a aidés. Les médecins savaient davantage à quoi s’attendre. »
Et qu’en sera-t-il de la deuxième vague ? Les praticiens resteront-ils résilients ou vont-ils commencer à s’épuiser ? Selon la Dre de Wit, les deux vont se produire. « Certains médecins trouveront une manière de surmonter la situation et se sentiront plus sûrs d’eux parce qu’ils auront appris différentes techniques et façons de travailler aux urgences. Toutefois, certains pourraient aussi s’épuiser à cause de la prolongation de la pandémie et peut-être du plus grand nombre de patients dans la deuxième vague. » La chercheuse saura dans quelques mois ce qui en sera réellement. Elle va bientôt envoyer de nouveau le sondage au même groupe de médecins. //
1. De Wit K, Mercuri M, Wallner C et coll. Canadian emergency physician psychological distress and burnout during the first 10 weeks of COVID-19: a mixed-methods study. J Am Coll Emerg Physicians Open 2020. Publié initialement en ligne le 26 août.