des médecins devancent leur retraite
Les conditions d’exercice difficiles et certaines mesures politiques poussent des médecins de famille vers la retraite tandis que d’autres cessent la prise en charge. Témoignages.
Le Dr Charles Bertrand pensait travailler jusqu’à ses 65 ans. Mais le 31 mars, il a donné ses dernières consultations au GMF-U Mont-Laurier, dans les Hautes-Laurentides. À 62 ans, il prend sa retraite. « Le manque de contrôle sur ma pratique et le dénigrement des médecins de famille ont fini par me démotiver », confie le clinicien qui a exercé pendant 22 ans.
Le fonctionnement du haut vers le bas est ce qui l’irritait le plus. « J’ai toujours pratiqué dans de petits milieux, parce que j’avais besoin de sentir que les décisions sont prises par des gens qui connaissent la réalité locale. Mais la réforme du ministre Barrette en 2015 nous a imposé une centralisation forcée qui nous a fait perdre une grande partie de nos gestionnaires sur le terrain. »
Dès lors, le Dr Bertrand a commencé à sentir une perte de maîtrise de ses conditions de pratique. Un sentiment qui s’est exacerbé avec la pandémie. La crise sanitaire a en effet accru la verticalité dans la gestion du système de santé. « Les directives nous arrivaient directement du ministère de la Santé sans vision régionale des situations », explique-t-il. Une demande gouvernementale, banale en apparence, a particulièrement ébranlé l’omnipraticien. Au début de la pandémie, les autorités craignaient de manquer d’équipements de protection pour le personnel des hôpitaux. « Le Ministère a donné l’instruction de récupérer les masques de notre GMF, même les boîtes ouvertes, dit le Dr Bertrand. Ce jour-là, je me suis rendu compte à quel point le pouvoir décisionnel des médecins était touché. »
En novembre dernier, les déclarations de François Legault qui affirmait que certains médecins de famille ne suivaient pas assez de patients ont miné encore plus sa motivation. « Le premier ministre a compris comment éteindre la flamme qui ne brûlait déjà presque plus chez les médecins qui font de la prise en charge », constate-t-il. Le projet de loi no 11 a aggravé davantage la situation. « Cette mesure législative ne fera qu’accroître les départs à la retraite et décourager les externes de choisir la médecine familiale. »
Le médecin de Mont-Laurier dit s’être longtemps accroché au plus important : soigner les gens, les soulager de leurs maux, leur offrir le meilleur de sa profession. « Et il y a aussi les collègues dévoués qui s’acharnent à tenir le coup et qui font preuve de compassion. » Il a toutefois pris conscience, au cours des derniers mois, qu’il passait plus de temps à penser aux mauvais côtés de la situation qu’aux bons. D’où sa décision de prendre sa retraite.
Le Dr Charles Bertrand part l’esprit tranquille, car il a pu transférer ses patients à de nouvelles omnipraticiennes. « Ça m’enlève un gros poids des épaules, car je sais le stress que peuvent vivre les patients lorsqu’ils n’ont plus de médecin », dit-il.
Le Dr Yves Langlois, lui, craint fort de ne pas trouver de médecin de famille pour ses quelque 1500 patients du GMF-R Centre Médi-Soleil, à Saint-Jean-sur-Richelieu. « Ça me fait de la peine pour eux, mais il manque de relève », déplore l’omnipraticien de 64 ans qui accrochera son stéthoscope en 2023.
Chef du GMF-R, le Dr Langlois confie qu’il ressent une fatigue mentale depuis deux ans, notamment en raison de la difficulté de recruter de jeunes médecins. Mais ce n’est pas le seul facteur. « Après 40 ans de pratique, je considère que j’ai fait ma part et que je continue à la faire. J’ai cependant l’impression que le gouvernement, la population et les instances médicales me demandent constamment d’en faire plus sans tenir compte de mes années de service. C’est déprimant. »
Malgré cela, le médecin de famille aurait aimé réduire sa charge de travail au lieu de prendre sa retraite. Il a voulu cesser les gardes au service de consultation sans rendez-vous les soirs, les week-ends et les jours fériés, mais on lui a répondu que ce n’était pas possible en raison du manque d’effectifs. Il a aussi envisagé de suivre moins de patients en désinscrivant des plus jeunes, par ailleurs peu nombreux puisque sa clientèle a vieilli avec lui. Impossible également. « Notre code de déontologie dit qu’un médecin en exercice ne peut pas abandonner ses patients, indique le Dr Langlois. Et je ne peux pas les transférer non plus, faute de relève. J’ai l’impression d’être prisonnier du système. »
Pourquoi les médecins qui font de la prise en charge ne peuvent-ils pas ralentir la cadence, se demande-t-il ? « Dans notre société, on parle d’encourager les gens d’un certain âge à revenir sur le marché du travail ou à retarder leur retraite, par exemple, en leur proposant du temps partiel. Mais nous, les médecins, n’avons pas cette possibilité. »
Le Dr Yves Langlois fait une suggestion : mettre en place un programme permettant aux médecins plus âgés de travailler à un rythme moins soutenu. « Je pense que cette mesure en inciterait certains à rester », estime-t-il.
La Dre Isabelle Boulanger est une autre de ces médecins que le système de santé va perdre prématurément à cause de sa rigidité. Il y a un an et demi, la clinicienne du GMF des Trois Lacs, à Vaudreuil, a commencé à éprouver une grande fatigue qu’elle a d’abord attribuée au stress de la pandémie. Pour se ménager, elle a tenté de travailler moins. Et comme le Dr Yves Langlois, elle a obtenu une fin de non-recevoir.
« Les guichets débordent, mais on préfère que les médecins laissent tomber tous leurs patients plutôt que de réduire leur clientèle, se désole-t-elle. C’est tout ou rien. Ce n’est pas logique. »
Entre-temps, la Dre Boulanger a appris que son épuisement était en fait causé par un cancer du sein. Actuellement en congé de maladie, elle souhaite poursuivre sa carrière en médecine une fois guérie. Mais ce ne sera pas dans un GMF. Elle songe à faire le saut au privé ou à occuper un poste de médecin dans un organisme paragouvernemental. Pourquoi ? « Pour travailler à temps partiel, répond-elle. Dans le réseau public, lorsqu’on met une main dans l’engrenage, on ne peut pas la sortir ! »
Ce n’est toutefois pas la seule raison. L’omnipraticienne de 54 ans est lasse de voir les médecins de famille présentés comme des paresseux par le gouvernement et les médias. « C’est blessant et injustifié. L’approche coercitive et négative du gouvernement m’empoisonne peu à peu l’existence. Avant ma maladie, j’en étais même venue à me dire que ce qu’il disait était peut-être vrai, que je n’en faisais peut-être pas assez. Ce dénigrement ainsi que la lourdeur du système m’ont enlevé tout le plaisir d’être médecin de famille. Et j’aime trop ma profession pour endurer cette situation plus longtemps. »
Finie la prise en charge pour le Dr Joseph Youssef. Le 1er février dernier, il a cessé d’exercer au GMF Carrefour Santé d’Aylmer pour se consacrer aux soins hospitaliers dans les hôpitaux de Gatineau et de Hull ainsi qu’aux soins palliatifs à domicile pour le CLSC. Un changement de pratique effectué pour plusieurs raisons, mais les tracasseries administratives et la charge de travail accrue qui s’ensuit ont pesé lourd dans la balance.
« J’éprouvais un sentiment croissant d’impuissance au sujet de ma capacité à bien gérer ma pratique, dit-il. J’étais épuisé aussi. Avec 1100 patients, je passais deux soirs par semaine à remplir de la paperasse. Et cela, c’est du travail invisible pour la Régie de l’assurance maladie du Québec. »
La rigidité et les dysfonctionnements du système grugeaient l’énergie mentale du Dr Youssef : patients qui consultent à maintes reprises pour le même problème parce que le centre de répartition des demandes de services a baissé leur degré de priorité, délais interminables pour avoir accès aux médecins spécialistes, assureurs qui exigent un papier du médecin pour une séance de massothérapie, etc. Même un programme comme celui du dépistage du cancer du sein alourdit le travail du clinicien. Il indique aux femmes qui ont une masse de contacter leur médecin si elles n’ont pas eu une échographie dans le délai prescrit. « Pourquoi n’y a-t-il pas un numéro où elles peuvent appeler ? se questionne le Dr Youssef. On tourne en rond ! Les difficultés du système prenaient de plus en plus de mon temps, temps que j’aurais pu passer à voir des patients. »
L’omnipraticien de 41 ans a mis trois ans à mûrir sa décision. Les menaces du premier ministre et du ministre de la Santé envers les médecins de famille ont été la goutte qui a fait déborder le vase. « C’était rendu au point où j’étais gêné de dire que j’étais médecin de famille », déplore-t-il. Le regard des autres devenait lourd. « À un certain moment, j’ai commencé à éviter de sortir de la maison les vendredis où j’avais pris congé pour compenser les quelque 70 heures de travail effectuées pendant les sept jours consécutifs par mois où je pratiquais à l’hôpital. Je craignais que les voisins me jugent en voyant que je ne travaillais pas ! »
Avec sa pratique hospitalière et les soins palliatifs à domicile, le Dr Joseph Youssef a l’impression d’avoir repris la maîtrise de sa vie et de sa pratique. « J’ai moins de paperasse, moins de pression pour voir toujours plus de patients, davantage de temps pour mes enfants. Et les patients que je soigne ont généralement un accès rapide aux examens et aux spécialistes », résume-t-il. En ce qui concerne ses anciens patients, il a pu trouver un médecin de famille à 65 % d’entre eux.
Après 41 ans de pratique au CLSC Kateri, à Candiac, la Dre Paule Renault a pris sa retraite le 31 décembre dernier. Elle aurait pourtant voulu exercer encore quelques années. Que s’est-il passé ? C’est la transition, en pleine pandémie, vers le dossier médical électronique (DME) qui l’a incitée à changer ses plans. « L’adaptation a été très difficile, avoue-t-elle. Et je ne suis pas la seule. D’autres médecins de mon âge sont partis plus tôt pour la même raison. »
La Dre Renault insiste cependant pour dire qu’elle n’est pas contre le DME et qu’elle comprend sa pertinence. « Pour bien des médecins, c’est un plus. Mais pour moi qui étais en fin de carrière, m’habituer à cette nouvelle façon de travailler me demandait trop d’énergie. Par exemple, je n’arrivais pas à prendre mes notes cliniques à l’ordinateur pendant la consultation, car cela m’empêchait de me concentrer sur les propos du patient. Je devais donc inscrire mes notes après. » Elle raconte qu’une patiente lui a dit un jour qu’elle aurait un signe lorsqu’il serait temps de prendre sa retraite. « Pour moi, le DME a été ce signe ! »
La nouvelle retraitée de 66 ans affirme être partie sereine, d’autant plus que la pratique s’était alourdie dans les dernières années. « J’étais toujours en train de pousser et de tirer. L’accès aux spécialistes pour mes patients, c’était une épine dans le pied. Les pressions pour la prise en charge aussi. Il était temps que je parte. » //
Les médecins de famille sont de plus en plus nombreux à ranger leur stéthoscope pour de bon. En effet, 386 omnipraticiens de 60 ans et plus ont démissionné du Collège des médecins du Québec ou sont devenus membres inactifs en 2021, contre 314 en 2020 et 191 en 2019. Étant donné leur âge, on peut présumer que la plupart d’entre eux ont pris leur retraite. À noter que le Collège demande maintenant aux médecins qui cessent d’exercer d’en indiquer la raison, ce qui permettra d’avoir des chiffres précis à l’avenir.
Selon toute vraisemblance, toutefois, le nombre de départs à la retraite n’a pas fini de grimper puisque le quart des omnipraticiens québécois ont 60 ans et plus, selon des données compilées par la FMOQ à partir des chiffres de la RAMQ. Plus précisément, 2431 des 9817 médecins de famille ont atteint cet âge. Environ 600 d’entre eux ont même dépassé les 70 ans.
Depuis deux ans, la FMOQ constate d’ailleurs une augmentation marquée des demandes d’aide provenant de médecins qui souhaitent prendre leur retraite, affirme Me Christiane Larouche, avocate qui s’occupe de ce dossier. Et il ne s’agit pas seulement de médecins de 60 ans et plus. « Certains sont dans la cinquantaine. Des appels d’omnipraticiens de 50-55 ans, je n’en avais pas avant. Il y a même des plus jeunes encore qui me contactent parce qu’ils veulent cesser la prise en charge. Le manque de reconnaissance et les conditions de travail difficiles en découragent plusieurs », constate-t-elle.