des résultats plus précis pour détecter précocement le déclin cognitif
M. X, 68 ans, un patient ayant 18 ans de scolarité, se plaignait depuis un certain temps de problèmes cognitifs. Il commence à être suivi en 2015 dans une clinique de la mémoire. Ses résultats au Montreal Cognitive Assessment (MoCA) sont de 23/30. Le patient a donc probablement un trouble neurocognitif léger. L’année suivante, il obtient un score de 21/30. Le diagnostic reste le même.
En 2018, les résultats de M. X au mini-examen de l’état mental (MMSE), jusque-là normaux, deviennent inquiétants (tableau). Devant l’aggravation des symptômes, en 2019, les cliniciens prescrivent au patient une analyse de biomarqueurs dans le liquide céphalo-rachidien. Et là, le diagnostic tombe : trouble neurocognitif majeur lié à la maladie d’Alzheimer.
Aurait-on pu diagnostiquer la démence plus tôt ? Oui. Trois ans plus tôt, affirme le Dr Patrick Bernier, qui a eu à évaluer le patient. L’omnipraticien est aussi chercheur. Et il vient de mettre au point, avec son équipe, un outil qui, dans le cas de M. X, aurait permis un dépistage beaucoup plus rapide.
Baptisé « courbes cognitives du MoCA », le nouvel instrument donne une analyse plus exacte des résultats du test1. Bien que très performant, le Montreal Cognitive Assessment sous-évalue le déclin cognitif chez les aînés très scolarisés ou plus jeunes et le surévalue chez les personnes très âgées ou peu instruites. À eux seuls, l’âge et la scolarité peuvent constituer de 26 % à 49 % des variations du score. Les courbes cognitives visent donc à compenser cette faiblesse.
L’outil se présente sous la forme d’un graphique avec des trajectoires et permet de distinguer le déclin cognitif normal, le trouble cognitif et la démence. Le Dr Bernier et son équipe en avaient conçu un similaire, il y a quelques années, pour le MMSE2.
« Nous souhaitions créer des outils ressemblant aux courbes de croissance qui permettent de savoir si un enfant se développe normalement. Je me disais que ce serait bien d’avoir le même concept chez les aînés », explique le Dr Bernier, titulaire d’un doctorat en neurobiologie et omnipraticien en psychogériatrie à l’Hôpital Christ-Roi, à Québec.
Pour utiliser les courbes cognitives du MoCA, trois informations sont nécessaires : le résultat du test, l’âge du patient et son nombre d’années d’études. Le site Quoco.org peut effectuer tous les calculs et placer automatiquement le point correspondant aux données du patient sur le graphique. Mais on peut aussi le faire manuellement grâce à deux équations simples (légende de la figure).
Une fois le résultat obtenu sur le graphique, comment l’interpréter ? Quand le point apparaît dans la zone blanche, la personne a probablement un état cognitif normal (figure). S’il se trouve dans la région gris clair, elle a sans doute un trouble cognitif léger et s’il est dans la portion gris foncé, une maladie neurodégénérative s’est installée. Dans le cas de M. X, ses résultats le plaçaient en 2015 dans la zone gris pâle de la courbe cognitive (figure). Il avait donc vraisemblablement un trouble cognitif léger, ce que les seuils du MoCA indiquaient déjà.
Les courbes révèlent cependant leur pleine utilité quand on dispose d’un deuxième point. On peut alors voir la trajectoire du patient. Si ce dernier franchit un demi-intervalle sur le graphique, il a probablement changé de stade : il est possiblement passé d’un état normal à un trouble cognitif léger ou d’un trouble cognitif léger à la démence. Quand il parcourt un intervalle complet, il a potentiellement atteint la phase de la démence.
Qu’en est-il de la trajectoire de M. X ? « Selon les courbes cognitives du MoCA, le tableau clinique est devenu suspect en 2016. On peut constater une baisse de plus d’un demi-intervalle, ce qui signifie un changement d’état (figure). Le patient est ainsi passé d’un déficit cognitif léger à un probable trouble neurocognitif majeur », explique le Dr Bernier.
Les courbes sont destinées à servir de guide. « Un déclin anormal sur le graphique devrait inciter les cliniciens à effectuer une évaluation plus approfondie selon les lignes directrices actuelles, tandis que l’absence de déclin indique de manière fiable les personnes qui n’ont pas besoin d’une évaluation plus poussée », écrivent le D Bernier et ses collaborateurs dans le Journal of the American Geriatrics Society (JAGS) dans lesquels ils viennent de présenter leurs résultats1.
Les chercheurs ont mis au point et testé leur méthode entre autres à partir de la banque de données de quelque 10 000 sujets du National Alzheimer’s Coordinating Center, aux États-Unis. Ils ont ainsi pu établir que leurs courbes ont une sensibilité de 89 % et une spécificité de 79 % pour l’évaluation longitudinale des fonctions cognitives. Elles sont, par conséquent, plus précises que les seuils prédéterminés du MoCA dont la sensibilité et la spécificité atteignent respectivement 82 % et 68 %.
Pour l’interprétation de mesures isolées, les courbes cognitives sont également efficaces. Leur sensibilité est de 81 % et leur spécificité de 84 %. Celles des seuils du MoCA sont, par comparaison, de 65 % et de 91 %.
Les courbes permettent en fait d’avoir un regard plus juste sur les patients. Ainsi, elles peuvent détecter une baisse anormale des fonctions cognitives chez des patients plus jeunes ou très instruits qui ont un score de plus de 25 au MoCA. Mais elles peuvent aussi normaliser les résultats de personnes plus âgées ou ayant fait peu d’études qui obtiennent un résultat inférieur à 26.
« Une des innovations de notre modèle est de reculer l’âge du patient en fonction de sa scolarité. C’est comme si on le rajeunissait. Un patient plus jeune et moins scolarisé va donc se retrouver dans le même groupe que la personne plus âgée et plus instruite », explique le Dr Bernier.
On peut aussi employer les courbes pour établir une valeur de base. « Lorsqu’un patient arrive à l’âge de 65 ou de 70 ans, même s’il n’a pas de symptômes cognitifs, on peut lui faire passer le test MoCA ou le MMSE. Si son résultat est normal, on le garde simplement au dossier pour s’y référer. » Il ne s’agit pas d’effectuer un dépistage. « On ne cherche pas de maladie. On veut seulement voir quelles sont les capacités de notre patient au moment où l’on considère son état comme normal », explique le professeur agrégé à l’Université Laval.
Pour le Dr Bernier, qui travaillait déjà dans le domaine de la neurocognition, l’aventure des courbes cognitives débute vers 2011. En pratique depuis plusieurs années, il rêve de « courbes de décroissance ». Il ne dispose alors comme clinicien que de normes sous forme de tableaux.
L’omnipraticien commence ses travaux avec le MMSE. Mais il se heurte rapidement à plusieurs difficultés. « Entre autres, je voulais faire un graphique en deux dimensions avec trois variables, mais ça semblait très difficile, voire impossible. J’ai alors appelé à l’aide mon grand ami, Christian Gourdeau, qui enseigne la physique au Cégep Limoilou. Il décide d’aborder l’évolution de la cognition comme un problème de physique. » L’idée devient alors réalisable. Ensemble, les deux professionnels mettent au point les premières courbes à partir de la grande banque de données de l’Étude canadienne sur la santé et le vieillissement.
Quand ils montrent leurs travaux à des spécialistes de la Clinique interdisciplinaire de mémoire, tout de suite ces derniers manifestent un vif intérêt. L’un d’eux, le Dr Robert Jr Laforce, les aide même à rédiger un article scientifique sur leurs courbes.
Mais même si les chercheurs présentent leurs résultats dans des congrès et gagnent quelques prix, ils ont de la difficulté à publier leurs résultats. « Comme le MMSE existe depuis les années 1960, les réviseurs des revues avaient comme réflexe de dire : “Si vos courbes fonctionnent, pourquoi personne ne les a faites avant vous ?” Ils trouvaient ça louche. Le concept était tellement novateur qu’ils ne le comprenaient pas. »
En 2017, le Dr Bernier et son équipe parviennent finalement à intéresser le Journal de l’Association médicale canadienne à leur outil. Le défi suivant pour les chercheurs sera le MoCA, dont ils présentent maintenant les courbes dans le JAGS. Mais ils ne s’arrêteront pas là. Ils se penchent actuellement sur des tests comme le Dépistage Cognitif de Québec pour créer de nouvelles courbes. Ils désirent également adapter leur instrument à des patients plus jeunes. Ils ont par ailleurs fait breveter aux États-Unis leur méthode pour créer des courbes cognitives. « On est sur le point d’obtenir aussi un brevet au Canada », affirme le Dr Bernier. //
Pour utiliser les courbes de croissance : QuoCo.org
1. Bernier P, Gourdeau C, Carmichael PH et coll. It’s all about cognitive trajectory: accuracy of the cognitive charts-MoCA in normal aging, MCI, and dementia. J Am Geriatr Soc 2022. DOI : 10.1111/jgs.18029. Publié d’abord en ligne le 14 septembre 2022.
2. Bernier P, Gourdeau C, Carmichael P-H et coll. Validation and diagnostic accuracy of predictive curves for age-associated longitudinal cognitive decline in older adults. CMAJ 2017 ; 189 (48) : E1472-80. DOI : 10.1503/cmaj.160792.