l’halopéridol est-il bénéfique ?
L’halopéridol est-il bénéfique pour les patients des soins intensifs en proie au délirium ? D’étranges résultats sont sortis de l’étude AID-ICU (Agents Intervening against Delirium in the Intensive Care Unit) récemment publiée dans le New England Journal of Medicine (NEJM)1.
Cet essai clinique à répartition aléatoire portait sur 1000 sujets. Les participants, qui présentaient tous un délirium aux soins intensifs, recevaient d’emblée soit de l’halopéridol, soit un placebo (encadré 1). Au cours des 90 premiers jours, le médicament n’a pas permis, par rapport au placebo, d’augmenter de manière significative le nombre de jours en vie et en dehors de l’hôpital (encadré 1). Il s’agissait là du critère d’évaluation principal de l’étude. Curieusement, toutefois, dans le groupe sous halopéridol, le taux de mortalité était significativement plus faible au bout de 90 jours. Comme cette mesure ne constituait pas le critère principal, aucune conclusion ne peut en être tirée.
L’attention du Dr Jean-François Lizé, chef de l’unité des soins intensifs du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM), a néanmoins été attirée par cette réduction du taux de décès. « Dans la littérature scientifique, le délirium aux soins intensifs est associé à une augmentation de la mortalité pouvant aller jusqu’à 20 %, peu importe le diagnostic initial du patient. Pourrait-on avoir un essai clinique portant seulement sur les décès ? Il montrerait peut-être une baisse », dit-il.
L’intensiviste et pneumologue trouve par ailleurs singuliers certains détails du protocole. Ainsi, l’halopéridol était administré aux patients ayant un délirium tant hyperactif qu’hypoactif. Généralement, les cliniciens ne recourent aux antipsychotiques que dans le premier cas, pour calmer l’agitation psychomotrice. « Je ne pense pas que l’on doive mettre d’emblée tous les patients atteints de délirium sous halopéridol. Je crois qu’il faut individualiser notre approche. »
Et, contrairement au protocole de l’étude, l’halopéridol n’est généralement pas le premier choix pour traiter le délirium. « Le plus important avant d’arriver à ce médicament, ce sont les interventions non pharmacologiques », soutient le Dr Lizé.
Le délirium est très fréquent aux soins intensifs. « Les études indiquent que jusqu’à 50 % des patients de ces unités en souffrent à un moment ou à un autre. Cependant, c’est un problème souvent négligé », affirme le médecin.
La première étape est le dépistage. Les cliniciens de l’étude AID-ICU pouvaient utiliser deux tests : le Confusion Assessment Method for the ICU (CAM-ICU) ou l’Intensive Care Delirium Screening Checklist (ICDSC) « Je pense que l’on doit employer ce genre d’outils dans les unités de soins intensifs. Il faut connaître l’ampleur du problème. » Au CHUM, par exemple, les infirmières font un dépistage trois fois par jour auprès des patients.
Ensuite, un diagnostic peut être posé : délirium hyperactif ou hypoactif. Des mesures sont alors prises. « On optimise les méthodes non pharmacologiques. On essaie d’intervenir sur les composantes qui participent au délirium, comme la douleur, l’inconfort, le manque de sommeil, la perte de stimulus, l’isolement (encadré 2). On peut aussi examiner les autres facteurs. Le patient a-t-il des troubles électrolytiques ? Est-il déshydraté ? Présente-t-il une baisse de pression ? »
L’équipe médicale doit également se demander si le patient peut être traité de manière plus optimale. « Par exemple, au lieu d’administrer des narcotiques après une intervention chirurgicale, on pourrait peut-être faire une épidurale. Ainsi, le patient ne souffrira pas des effets indésirables de ces médicaments », mentionne le Dr Lizé.
Le spécialiste estime qu’il faut intervenir sans tarder. « D’un côté, on sait que le délirium est associé à une hausse de la mortalité, et de l’autre, on ne peut affirmer que l’halopéridol réduit le taux de décès. La prévention et le dépistage du délirium sont donc très importants. On doit éviter que cet état ne s’installe. »
Quand recourt-on aux antipsychotiques ? « Un traitement pharmacologique devient indiqué lorsque tous les facteurs ont été bien évalués et optimisés et que le patient présente un délirium hyperactif. C’est là où l’halopéridol peut entrer en jeu, explique l’intensiviste. La plupart des médecins n’utiliseront toutefois pas ce médicament pour un délirium hypoactif, parce qu’il peut amener un ralentissement psychomoteur alors que les patients sont souvent déjà amortis. »
L’halopéridol est un médicament sûr. Son profil pharmacologique est particulièrement adapté aux soins intensifs. « Ses effets indésirables sont peu importants comparativement à ses avantages. Il ne cause pas de dépression respiratoire ni d’instabilité hémodynamique. Il agit relativement rapidement et ne reste pas très longtemps dans l’organisme. Il existe évidemment d’autres médicaments, mais c’est celui que l’on connaît le mieux. Il est utilisé dans les unités de soins intensifs depuis les années 1970. »
Par ailleurs, la molécule fonctionne généralement très bien. « L’halopéridol calme les patients. Il est ensuite beaucoup plus facile de travailler avec eux, par exemple, pour faire de la physiothérapie. »
Ainsi, tant la pratique que l’étude AID-IUC semblent indiquer qu’il ne faut pas administrer d’halopéridol à tous les patients en proie au délirium. Ce qui est sûr, c’est que son administration généralisée n’augmente pas le nombre de jours en vie et à l’extérieur de l’hôpital. « On doit plutôt individualiser le traitement et donner l’halopéridol au patient qui en a besoin. C’est ainsi que j’interprète l’étude du NEJM », affirme le Dr Lizé.
L’administration de l’halopéridol doit par ailleurs s’inscrire dans une stratégie globale, estime le spécialiste. « Il faut se demander : "Comment puis-je diminuer l’incidence du délirium dans mon unité de soins intensifs ?". On doit avoir une stratégie pour le prévenir et une autre pour le traiter lorsqu’il s’installe. L’essentiel est dans la prévention. Il faut tenter de réduire les répercussions des soins que l’on prodigue. » //
L’étude Agents Intervening against Delirium in the Intensive Care Unit (AID-ICU), dirigée par la Dre Nina Andersen-Ranberg, du Danemark, porte sur 1000 patients hospitalisés aux soins intensifs pour un problème aigu. Dans cet essai clinique à répartition aléatoire, à double insu, qui s’est déroulé dans cinq pays européens, les personnes qui présentaient un délirium recevaient d’emblée, par intraveineuse, soit de l’halopéridol (2,5 mg, trois fois par jour), soit un placebo. Environ 55 % des participants, âgés en moyenne de 70 ans, présentaient un délirium hypoactif et quelque 45 %, un délirium hyperactif. Le critère d’évaluation principal était le nombre de jours en vie et le nombre de jours à l’extérieur de l’hôpital, pendant les 90 jours suivant la répartition aléatoire.
Au 90e jour, les 491 participants qui ont reçu l’halopéridol ont été hors de l’hôpital et en vie pendant 35,8 jours et les 472 sujets témoins, 32,9 jours. Une différence moyenne non significative de trois jours (p 5 0,22). Le taux de décès — un critère d’évaluation secondaire — atteignait 36,3 % dans le groupe expérimental contre 43,3 % dans le groupe témoin. La différence de 6,9 % était significative (intervalle de confiance à 95 % : 2de 13,0 à 20,6). Les effets indésirables graves ? Onze patients sous halopéridol en ont eu et neuf dans le groupe témoin.
« Cette étude entre dans le grand livre des études négatives aux soins intensifs. Elles le sont presque toutes, sauf peut-être une, explique le Dr Jean-François Lizé, intensiviste au CHUM. Malgré tout, la mortalité aux soins intensifs a diminué au cours des 25 ou 30 dernières années. Les essais cliniques comme l’AID-ICU apportent des connaissances à la grande science de la prise en charge d’un patient aux soins intensifs. Ils nous amènent à raffiner et à individualiser notre approche. »
Le délirium est souvent multifactoriel. « Il existe cependant des stratégies simples pour l’éviter. Comme cliniciens, il faut les mettre en place », estime le Dr Jean-François Lizé, chef de l’unité de soins intensifs du CHUM. Ainsi, l’équipe médicale peut :
h Fournir des repères aux patients : mettre à la vue une horloge et un calendrier. Idéalement, l’unité devrait avoir des fenêtres.
h Procurer des stimulations cognitives aux patients, par exemple, en mettant la télévision, la radio ou de la musique.
h Permettre les visites. « Souvent, les patients vont beaucoup mieux lorsque des membres de leur famille viennent les voir, les touchent, leur parlent », indique le Dr Lizé. Aux soins intensifs du CHUM, les familles peuvent être présentes 24 heures sur 24.
h Favoriser le sommeil du patient. La prise des signes vitaux ou les soins la nuit doivent ainsi être évités. « Parfois, on donne pour la nuit des médicaments qui créent beaucoup de somnolence pour amener le patient à s’endormir. Et souvent, le matin, il va beaucoup mieux. »
h Mettre au patient ses lunettes ou ses prothèses auditives, si c’est possible. « Il a ainsi un meilleur contact avec la réalité », dit le médecin.
h Éviter d’attacher le patient. « C’est un facteur qui aggrave le délirium. »
h Réduire la douleur et l’inconfort.
h Diminuer l’anxiété causée par l’environnement des soins intensifs. « Les alarmes qui sonnent peuvent rendre les patients anxieux. »
1. Andersen-Ranberg NC, Poulsen LM, Perner A et coll. Haloperidol for the treatment of delirium in ICU patients. N Engl J Med 2022 ; 387 : 2425-35.