qui a le dernier mot ?
Charles est admis aux soins intensifs à la suite d’un grave accident de motoneige. Quarante-huit heures plus tard, son décès par critères neurologiques est constaté. Bien qu’il ait consigné ses volontés par écrit, ses parents endeuillés s’opposent au don, complètement épuisés par les derniers jours passés au chevet de leur fils. L’équipe traitante, bouleversée par la situation, s’interroge sur l’importance de respecter les volontés de Charles face au refus de sa famille.
Mme Louise Bernier est professeure titulaire à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Mme Marine Mageau est infirmière et étudiante en droit (programme coop) à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. |
Comme le mentionnait l’article du Dr Weiss intitulé « Modèle de consentement au don d’organes une solution présumée », dans ce numéro, un consentement explicite au don d’organes est prévu à l’article 43 du Code civil du Québec (C.c.Q.)1 qui stipule qu’un individu peut autoriser le prélèvement de ses organes à la suite de son décès et que cette volonté doit être respectée, sauf en cas de motif impérieux. Toutefois, au moment de consigner leurs volontés, les personnes disposent d’informations relativement sommaires sur le processus et le contexte du don d’organes. À ce titre, ce consentement n’est donc pas conforme aux normes juridiques habituelles de consentement éclairé aux soins, mais est plutôt abordé comme une formalité, une sorte de volonté anticipée donnée sur la base d’un élan de générosité et de bienfaisance (figure).
On fait référence à la notion de « veto des familles » lorsque la famille s’oppose au déclenchement du processus, même si le défunt avait préalablement consigné son souhait de donner ses organes à son décès. La prochaine section montre les contextes juridique et clinique de ce veto.
Dans la première partie, nous avons énoncé que la loi prévoit que la volonté de donner ses organes à son décès doit être respectée lorsqu’elle a été consignée, sauf en cas de motif impérieux, c’est-à-dire qui comporte un caractère d’obligation et qui ne peut être contesté.
L’analyse des débats parlementaires ayant entouré l’adoption de l’article 43 du Code civil du Québec nous permet de constater l’importance accordée au principe d’autodétermination, mais indique aussi la possibilité d’y déroger dans certaines situations exceptionnelles2. Il est utile, avant d’aller plus loin, de faire état de la portée juridique de cette notion, tant par la doctrine que par les tribunaux.
Ainsi, pour certains auteurs, un motif impérieux se limite au caractère impropre des organes, à l’absence de receveur, à la preuve d’un changement de volonté du défunt avant son décès, à des raisons de santé publique ou encore à l’expression de volontés discriminatoires ou autrement contraires à l’ordre public. Certains prétendent même que les proches et les équipes ont un devoir légal de respecter les volontés préalablement consignées3,4.
Pour d’autres, le choc vécu par les familles après le décès soudain d’un proche, quand il se manifeste par un refus d’autoriser le don d’organes, constitue bel et bien un motif impérieux5. Selon ces auteurs, les enjeux moraux et relationnels qui émanent des soins intensifs demandent une interprétation souple et contextuelle de la notion légale de motif impérieux6.
À ce jour, les tribunaux n’ont pas été appelés à interpréter la portée du motif impérieux lié au veto des familles au don d’organes après le décès. Toutefois, dans une affaire récente, une famille a intenté une action contre un centre hospitalier en alléguant que le manque de diligence de ce dernier avait selon elle compromis le prélèvement des organes de leur proche qui avait pourtant consigné ses volontés à cette fin. Même si la raison principale ayant empêché le prélèvement découlait plutôt d’une incompatibilité clinique des tissus dont l’établissement ne pouvait être tenu responsable, la Cour du Québec a tout de même souligné l’importance de respecter le consentement anticipé au don d’organes en réaffirmant la place du principe d’autodétermination et d’autonomie de la personne même au-delà de sa mort7. Ainsi, bien que la question de la force juridique de la volonté des familles en contexte de don d’organes après le décès n’ait pas été clairement tranchée, le contexte normatif actuel semble favorable au respect des choix individuels en matière médicale. Pourtant, cette vision juridique paraît difficile à mettre en pratique de façon automatique, absolue et uniforme en clinique.
En contexte clinique, un peu partout dans le monde, les équipes médicales remettront presque toujours la décision finale du don d’organes entre les mains des proches du donneur, sans égard aux cadres juridiques en place8. D’ailleurs, une certaine universalité se dégage de la littérature scientifique quant aux motifs invoqués par les familles lorsqu’elles refusent le don en dépit des volontés contraires consignées par le défunt (tableau)9.
Ainsi, si les soins intensifs et les délais inhérents au processus causent un épuisement, une incapacité émotionnelle ou un malaise important des proches par rapport au don, les équipes n’insisteront généralement pas. Pour plusieurs, cette situation peut paraître contradictoire, voire problématique, à la fois en ce qui a trait au respect des volontés individuelles enraciné dans des normes juridiques et au point de vue collectif en contexte de rareté d’organes. Il faut donc s’intéresser au cadre factuel dans lequel s’inscrit le don d’organes après le décès.
D’abord, au cœur de ce paysage, se trouvent les proches qui subissent un choc brutal et douloureux. Le bouleversement causé par la nouvelle ainsi que la survenance de l’irréversible couplé à l’urgence d’agir et au besoin collectif d’organes, crée un contexte factuel multidimensionnel qui peut être qualifié de « choix tragique ».
Les proches sont propulsés au cœur d’une situation dramatique pour laquelle ils ne sont ni préparés ni outillés. Ils sont aussi souvent épuisés par les longues heures d’attente ayant précédé l’annonce de l’irréversibilité de l’état de l’être aimé. C’est dans ce contexte qu’ils doivent rapidement assimiler des informations complexes. Ainsi, plusieurs espèrent encore un « miracle » et ont l’impression qu’en acceptant le don d’organes, ils abandonnent l’être cher trop tôt (en raison par exemple de leur représentation de la mort qui implique fréquemment la cessation des fonctions vitales)10. Pour d’autres, c’est plutôt un sentiment de méfiance par rapport au processus du don d’organes.
Un autre élément du contexte dans lequel se déploie ce processus concerne le nécessaire maintien des fonctions vitales pendant la période requise pour organiser le prélèvement et la transplantation. En effet, ces délais pourraient être perçus comme une étape supplémentaire prolongeant indûment une période déjà éprouvante. De surcroît, l’évaluation du donneur pourrait s’apparenter, pour certains, à une sorte d’acharnement thérapeutique contraire aux volontés pourtant claires du patient.
Devant la douleur et l’éventail de réactions humaines vives et imprévisibles possibles, il peut aussi être difficile pour les intervenants médicaux de passer outre le refus d’une famille de respecter les volontés du défunt. Cette situation entraîne parfois un conflit de valeurs entre, d’une part, leur rôle et leurs obligations déontologiques (réaliser les souhaits du défunt et accompagner les familles endeuillées11) et, d’autre part, leur mandat de sensibilisation et d’enseignement relativement à la rareté des organes ainsi qu’à la souffrance physique et psychique des receveurs en attente.
Force est de constater que le contexte factuel dans lequel le don d’organes s’articule ne permettra pas que les intervenants deviennent, en toutes circonstances, fiduciaires des volontés anticipées du défunt12. En pareil cas, les équipes peuvent se sentir tirailler entre leur obligation de respecter le choix du défunt et la nécessité de faire preuve de souplesse. L’accent est mis sur l’importance de valider la valeur des besoins émotionnels et moraux des proches d’un patient, qui s’inscrit plus généralement dans un mouvement de soins centrés non seulement sur le patient, mais aussi sur les proches13. On reconnaît alors aux proches une importance morale qui doit se matérialiser dans un effort sincère et un devoir éthique de veiller à leur bien-être et de contribuer, autant que possible, à la réduction de leurs souffrances.
Cette mise en perspective réaliste peut donner un sens à la notion de motif impérieux empêchant les professionnels de la santé, dans certaines situations difficiles, d’aller de l’avant avec des volontés individuelles anticipées sur le don d’organes. Le contexte factuel éclaire la question de droit et permet de comprendre la flexibilité qui se déploie actuellement devant un régime de volontés anticipées imparfait.
Néanmoins, ce constat nous pousse à réfléchir à des solutions tenant compte à la fois de l’importance de la solidarité et des dimensions individuelle et collective du don d’organes, mais aussi du volet relationnel de manière à tendre vers un arrimage plus cohérent et harmonieux entre l’expression des volontés anticipées d’un donneur et leur mise en œuvre par les soignants et les familles.
L’enjeu du veto de la famille nous mène à la question suivante comment faut-il aborder le consentement au don d’organes pour en faire un outil témoignant d’un choix significatif propice à accroître sa réalisation en contexte de soins critiques ?
Le régime de consentement anticipé au don d’organes actuel ne respecte pas tout à fait les critères d’un consentement libre et éclairé. En effet, dans le contexte habituel de consentement aux soins, les médecins informeront généralement leur patient des avenues thérapeutiques proposées, des risques possibles et des options aux traitements. Ils répondront aussi aux questions qui pourraient subsister.
Or, en voulant faire du consentement au don d’organes une démarche simple et efficace, on a dépouillé le processus de plusieurs éléments pourtant essentiels à sa bonne compréhension. En ce sens, pour donner un consentement valide et susceptible d’être appliqué, un donneur potentiel devrait minimalement disposer d’informations sommaires relatives, par exemple, au contexte de soins intensifs, aux délais afférents, au défi de comprendre la notion de diagnostic de mort neurologique et aux difficultés humaines que peut occasionner un deuil accéléré pour les proches.
Pour le moment, la dimension relationnelle du consentement est surtout incarnée par la valeur sociale de l’altruisme collectif, particulièrement par le nombre de vies qui peuvent être sauvées par le don après le décès. Toutefois, en aucun temps, le contexte dans lequel le don a généralement lieu et l’effet du processus sur les proches ne semblent directement abordés. L’exemple de l’approche privilégiée en Espagne, où l’éducation au don constitue une priorité nationale, nous montre que l’enseignement, la sensibilisation et la transmission d’informations représentent des outils précieux pour développer une réelle culture du don14.
En complément, il est également essentiel de bonifier le processus de consentement en lui-même afin de faire écho aux dimensions clinique, relationnelle et émotionnelle complexes dans lesquelles ce choix s’enracine15. Il serait alors opportun de réfléchir à la création d’espaces de dialogue organisés intégrés aux soins pour faciliter l’émergence de discussions éclairantes entre le donneur potentiel, ses proches et des professionnels de la santé.
Pour faire en sorte que les donneurs potentiels et leurs proches puissent anticiper la réalité complexe du contexte de soins intensifs entourant le don d’organes après le décès, il semble prometteur de s’appuyer sur les occasions d’enseignement et de dialogue existantes entre les soignants et leur clientèle. Ainsi, en plus d’une culture du don à grande échelle, l’approche éducative dans différents contextes de soins miserait sur les rôles d’enseignement, de vulgarisation et d’accompagnement des différents professionnels de la santé16.
En effet, comme la pratique des professionnels de la santé comporte déjà un volet de sensibilisation et d’enseignement à visée bien souvent préventive, le fait d’y intégrer le sujet du consentement au don d’organes permettrait d’engager la conversation en contexte de soins. De surcroît, ces initiatives prendraient racine au cœur d’une collaboration interprofessionnelle déjà bien établie, notamment dans le cadre d’initiatives de prévention des dépendances ou encore des virus respiratoires syncytiaux dans les populations à risque. Des stratégies déjà bien établies contribuent à éduquer et à sensibiliser différentes clientèles et leurs proches au moment de leur prise en charge par des professionnels de la santé, que ce soit lors de visites en médecine familiale, dans les milieux scolaires ou professionnels, en pharmacie et/ou en CLSC. Depuis de nombreuses années, les approches en milieux communautaires se sont révélées efficaces et ont donné des résultats mesurables sur les enjeux de santé publique17. Ainsi, le fait de profiter du savoir-faire des différents professionnels gravitant autour des patients et de leurs proches, dans un contexte de continuité des soins et de viser une transmission d’informations intelligibles et plus complètes des enjeux cliniques et humains posés par le don d’organes après le décès nous semble à la fois des gestes réalistes et prometteurs. Cette approche pourrait prendre différentes formes allant d’une discussion informelle éclairante lors d’un rendez-vous de suivi à l’organisation de séances d’information sur les modalités cliniques et relationnelles du don après le décès.
En assurant une intégration de la transmission d’informations en contexte de soins par différents professionnels de la santé compétents, cet effort collectif pourrait contribuer à recueillir des consentements au don plus significatifs, tant d’un point de vue juridique que clinique18.
L’analyse des contextes cliniques et juridiques dans lesquels se déploie le don d’organes après le décès nous fournit certaines clés pour mieux comprendre le cas de Charles. Ce scénario met en lumière le dilemme auquel font parfois face les soignants.
Il est très difficile pour les professionnels plongés au cœur d’une situation clinique critique de faire abstraction du contexte relationnel et émotionnel dans lequel le choix anticipé du don d’organes s’inscrit. Une avenue prometteuse pour surmonter cette impasse serait de miser sur une meilleure compréhension générale du processus de don d’organes ainsi que des obstacles au respect des volontés dans le cadre des soins intensifs.
Date de réception : le 10 octobre 2023
Date d’acceptation : le 15 octobre 2023
Mmes Louise Bernier et Marine Mageau n’ont signalé aucun conflit d’intérêts.
1. Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991.
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