les dessous intéressants de la pratique
Les soins de longue durée arrivent souvent derniers dans les choix des médecins. Il s’agit pourtant d’une pratique diversifiée qui offre son lot de défis. Quels sont ses bons et ses moins bons côtés ? Des médecins témoignent.
La majorité des personnes de 65 ans et plus, soit 88 %, vivent à domicile. Parmi les autres, 2 % résident dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), selon le portrait des organisations d’hébergement et des milieux de vie au Québec qu’a dressé en 2022 le Commissaire à la santé et au bien-être (CSBE). Sans surprise, les personnes de 85 ans et plus y sont les plus nombreuses. Leur proportion atteignait 47 % au 31 mars 2021, selon le Plan d’action pour l’hébergement de longue durée 2022-2026 du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Les 65-74 ans composaient 14 % de la clientèle, les 75-84, 31 %, et les moins de 65 ans, 9 %.
« Les gens arrivent en CHSLD plus âgés qu’avant et avec une plus grande perte d’autonomie, constate la Dre Suzanne Lebel, médecin experte à la Direction des aînés du MSSS, qui compte 47 ans d’expérience, dont 25 auprès des personnes âgées. Ils présentent aussi des problèmes de santé de plus en plus complexes. Cependant, il ne faut pas oublier que c’est grâce aux avancées de la médecine que les gens vivent plus longtemps. Je n’aime pas le dire, mais ils vivent aussi plus longtemps malades. »
De fait, la lourdeur de la clientèle a augmenté au fil des années, comme le montre l’évolution des profils ISO-SMAF (système de mesure de l’autonomie fonctionnelle). Entre 2015 et 2019, le pourcentage de résidents de 65 ans et plus ayant un profil lourd est en effet passé de 73 % à 76 %, peut-on lire dans le rapport d’évaluation de 2022 du commissaire à la santé et au bien-être sur la performance du système de soins et de services en CHSLD. La proportion des usagers qui présentent une atteinte mixte (physique et mentale) est pour sa part passée de 49 % à 57 %. De plus, la durée moyenne d’hébergement a diminué : 911 jours en 2015-2016 contre 823 en 2020-2021. Une réduction qui semble indiquer que les personnes sont admises en CHSLD quand leur état de santé est plus fragile, note le CSBE.
Pour la Dre Lebel, exercer en soins de longue durée est une vocation. « J’ai une passion pour les personnes âgées à cause de leur expérience de vie et de leur contribution au développement de la société. J’aime aussi gérer la complexité, et en CHSLD, je suis servie. » D’ailleurs, la clinicienne trouve cette pratique tellement intéressante qu’après avoir cessé ses activités cliniques et l’enseignement en 2023, elle est sortie de sa retraite un an plus tard pour prêter main-forte à l’équipe du CHSLD de Sainte-Thérèse.
« La majorité des résidents ont d’importants troubles neurocognitifs. Mais la pratique est variée. On traite la douleur aiguë et chronique, des décompensations, de l’anxiété, des dépressions. On fait des soins palliatifs. Et il y a aussi toute la question de la déprescription. Les familles nous remercient après la révision des médicaments. Elles nous disent qu’elles ont l’impression de retrouver leur proche. »
Comme les patients ne sont habituellement plus suivis par un médecin spécialiste, les omnipraticiens en CHSLD sont aussi appelés à s’initier à la médecine interne. « On devient presque des spécialistes de l’insuffisance rénale terminale, illustre la Dre Audrey Forget, chef de l’hébergement au CISSS de Laval. J’aime beaucoup faire de la médecine aiguë, mais sans le rythme effréné de l’hôpital. D’ailleurs, on soigne de plus en plus nos patients sur place plutôt que de les transférer dans un centre hospitalier. »
La Dre Nathalie Zan, chef de table locale au DRMG de Montréal et directrice des Affaires médicales et pharmaceutiques du Groupe Champlain, estime pour sa part que les médecins qui cherchent des défis peuvent trouver leur compte en CHSLD. « Oui, on traite des infections urinaires, des pneumonies et des plaies, mais également des problèmes spécifiques au vieillissement, comme la dysphagie et la démence. On voit plusieurs maladies, dont beaucoup de troubles concomitants. On a aussi des cas de maltraitance et de négligence. Sans compter que la clientèle est plus diversifiée qu’on le pense. »
En effet, les CHSLD n’accueillent pas que des aînés souffrant de troubles cognitifs. Ils reçoivent également des personnes ayant un trouble du spectre de l’autisme, une déficience physique ou intellectuelle, un trouble de santé mentale ou encore un cancer incurable ou une autre maladie grave dont le pronostic ne répond pas aux critères des maisons de soins palliatifs.
Les médecins en soins de longue durée font régulièrement face à des dilemmes, affirme la Dre Sophie Zhang, cochef adjointe de l’hébergement au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal et coprésidente de la communauté de pratique des médecins en CHSLD. Par exemple, si on traite un patient qui a une faible qualité de vie et dont la famille accepte qu’on lui donne des soins palliatifs, peut-on arrêter de le nourrir ? Est-ce éthique ? Un autre exemple : comment faciliter la cohabitation d’un jeune dans la trentaine qui a un trouble neurologique avec des personnes âgées ? « Il nous arrive aussi d’avoir à résoudre des mystères médicaux avec très peu d’équipements ou de recherches poussées, ce qui met à l’épreuve notre jugement clinique, décrit la clinicienne qui exerce au CHSLD Bruchési, à Montréal. Bref, on fait face à plusieurs défis médicaux, psychosociaux et éthiques. C’est très stimulant. Cependant, il se peut que ces zones grises soient difficiles à vivre pour les médecins qui aiment avoir des diagnostics précis et des réponses à leurs questions. »
Le travail interdisciplinaire est par ailleurs la norme en CHSLD. C’est ce qui a attiré la Dre Zhang vers cette pratique. « Quand je fais ma tournée, je discute avec des infirmières, des préposées aux bénéficiaires, la nutritionniste, la travailleuse sociale. En CHSLD, les patients sont au centre et, autour, il y a une équipe multidisciplinaire. Tout ne repose pas sur les épaules des médecins. »
Selon l’omnipraticienne, l’exercice de la médecine dans ces milieux offre plus de flexibilité, ce qui facilite la conciliation travail-famille ainsi que l’arrimage avec d’autres activités cliniques. « Les horaires sont moins rigides qu’en GMF. Si je ne fais pas ma tournée la même journée que d’habitude, ce n’est pas la fin du monde. D’ailleurs, c’est seulement une petite partie du travail qui se fait dans l’urgence. »
Malgré ce qu’elle a à offrir, la pratique demeure cependant peu attrayante aux yeux de plusieurs médecins. Parmi ses côtés sombres se trouve le fait que les soins de longue durée ont déjà été perçus comme une activité de seconde classe. « À une certaine époque, les médecins sanctionnés par le Collège des médecins se voyaient proposer d’aller travailler en CHSLD, rapporte la Dre Zhang. C’était une punition ! Des médecins spécialistes pouvaient aussi y exercer sans aucune formation en médecine familiale. » Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais ces façons de faire ont laissé des traces.
Il faut aussi savoir que plusieurs cohortes d’étudiants en médecine n’ont pas eu de contacts avec les soins de longue durée, indique pour sa part la Dre Suzanne Lebel. « Ces dernières années, les choses ont commencé à changer. Par exemple, l’Université de Montréal a créé des unités de formation clinique interprofessionnelles pour les soins à domicile ou en CHSLD. Et des vocations naissent. Les résidents s’aperçoivent que la pratique est plus intéressante que ce qu’ils avaient entendu dire. »
Le retard technologique est un inconvénient important. À l’exception des maisons des aînés, qui sont mieux pourvues en la matière, la majorité des établissements fonctionnent encore avec des dossiers papier, affirme la Dre Zhang. « Il y a quelques initiatives, comme des médecins qui utilisent le dossier médical électronique de leur GMF pour leurs patients en CHSLD. Le MSSS n’a toutefois aucun plan panquébécois concret. Le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, où j’exerce, a commencé à travailler sur l’informatisation de ses CHSLD. Mais dans plusieurs régions, rien n’est prévu. »
Comme ailleurs dans le système, le manque d’infirmières constitue un problème. « En CHSLD, on fait une tournée par semaine. Le reste du temps, les infirmières sont nos yeux et nos oreilles. Lorsqu’il n’y en a pas assez, le travail médical est plus ardu », indique la Dre Sophie Zhang.
Les médecins en soins de longue durée ne sont évidemment pas épargnés par la paperasse. La Dre Nathalie Zan donne l’exemple des déclarations d’inaptitude. « La plupart du temps, j’en fais une par semaine. Ça me prend environ deux heures. Lorsqu’un médecin travaille deux demi-journées en CHSLD, il lui reste peu de temps pour voir des patients. »
Quant à la rémunération, elle serait moins concurrentielle que celle en cabinet et au guichet d’accès à la première ligne. Ce serait en partie dû au fait que plusieurs omnipraticiens en CHSLD exercent à taux horaire. Or, ce dernier n’a pas été majoré autant que les autres modes de rémunération au fil des années. La FMOQ entend aborder cette question lors des négociations sur le renouvellement de l’accord-cadre.
Pour finir, précisons que le MSSS reconnaît la nécessité d’améliorer la pratique en centre d’hébergement. Il a d’ailleurs formé un groupe de travail à cette fin (voir le texte sur ce sujet publié dans le numéro de décembre).