Quand les patients semblent neurotypiques
Au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, le Dr Baudouin Forgeot d’Arc, psychiatre, évalue de nombreux enfants et adolescents potentiellement autistes. Un long processus. « Parfois, la première heure, on ne comprend pas pourquoi on nous a adressé le jeune. On ne décèle vraiment rien d’autistique. Cela arrive en particulier dans le cas de certaines jeunes filles. »
Le médecin se souvient, par exemple, de cette adolescente qu’il a évaluée il y a quelques années. Une jeune fille au style gothique. Maquillage noir. Coiffure originale. Vêtements excentriques. « Elle accordait de l’importance à son apparence physique », avait noté le Dr Forgeot d’Arc, également directeur du Centre intégré des réseaux en neurodéveloppement de l’enfant du CHU Sainte-Justine.
En entrevue, l’adolescente était très expressive. Elle regardait le médecin dans les yeux. Elle avait de nombreuses mimiques et faisait beaucoup de gestes. Elle communiquait largement sur le plan non verbal.
Puis, tout à coup, le Dr Forgeot d’Arc a compris. « À un moment, on voit apparaître dans le type de communication quelque chose de stéréotypé. On se rend compte que la patiente a peu de modulation émotionnelle. Ce sont toujours les mêmes expressions, les mêmes gestes qui reviennent, et ils ne sont pas forcément ajustés à l’échange ou à la situation. »
La jeune fille utilisait des stratégies de compensation. Des tactiques destinées à avoir l’air neurotypique. Certains autistes parviennent ainsi à masquer tout à fait leurs particularités.
En Angleterre, Mme Lucy Anne Livingston, du King’s College London, et ses collaborateurs, se sont intéressés aux techniques de compensation des personnes autistes1. Par l’intermédiaire des médias sociaux et de la UK National Autistic Society, ils ont diffusé une annonce (encadré) dans le monde entier pour inviter les adultes autistes ou ayant des difficultés sociales, à participer à une étude. Les sujets devaient répondre à un questionnaire en ligne sur leur utilisation des stratégies de compensation et remplir un questionnaire en dix points pour déterminer leur quotient du spectre autistique.
Provenant de différents pays, mais surtout du Royaume-Uni, 136 personnes ont répondu : 58 affirmaient avoir eu un diagnostic clinique d’autisme, 19 s’estimaient autistes, mais n’avaient pas eu de diagnostic et 59 indiquaient avoir des difficultés sociales.
Les sujets des trois groupes se ressemblaient. Ils avaient à peu près le même âge, soit le milieu ou la fin de la trentaine. Le même pourcentage vivait de manière autonome. Et ils recouraient aux mêmes tactiques. Des stratégies que les chercheurs ont analysées, décortiquées et classées en catégories : la compensation superficielle, la compensation profonde et le camouflage.
La compensation permet aux personnes ayant des problèmes neurocomportementaux de réguler leur conduite pour répondre aux normes sociales. En utilisant des processus cognitifs, elles parviennent à recourir à toute une gamme de stratégies.
Il y a, pour commencer, les tactiques de compensation superficielle. Certains répondants du sondage expliquent que, pour sembler neurotypiques, ils s’efforcent par exemple de regarder leurs interlocuteurs dans les yeux, même si cela ne leur est pas agréable. Plusieurs utilisent des trucs : fixer la base du nez ou se placer en angle par rapport à l’autre personne.
Certains ont appris à rire d’une plaisanterie. « Je suis maintenant capable de reconnaître une farce par l’intonation et le langage corporel (sans nécessairement savoir que c’est amusant) », écrit par exemple une femme dans la trentaine qui a reçu un diagnostic d’autisme.
Plusieurs sujets copient des comportements. Ils reproduisent des phrases, des expressions faciales ou le ton de voix d’autres personnes ou de personnages de la télévision. Certains, pour donner l’impression d’être un bon auditeur, reprennent ou reformulent ce que leur interlocuteur vient de dire. Quand ils prévoient avoir une conversation, plusieurs répètent ou planifient ce qu’ils vont dire.
Naturellement, ces tactiques ne sont pas parfaites. « Il y a des défauts évidents si l'on est observateur. Je me répète ou j’utilise des phrases de film ou prises à la télé et parfois je dis des choses hors de propos », reconnaît une femme qui a eu un diagnostic d’autisme.
Le sondage montre que même les personnes sans diagnostic d’autisme recourent à ces stratégies de compensation superficielle. « Cela m’est venu comme un flash : si j’agissais comme la “personne là-bas”, personne ne saurait que je lutte intérieurement. Je me suis fait des listes mentales de choses que je devais dire ou faire », explique une répondante ayant des difficultés sociales.
La compensation profonde, elle, est faite de stratégies plus poussées. Plus efficace que la compensation superficielle, elle repose sur une analyse détaillée du contexte social afin de mieux comprendre le point de vue des autres.
Ainsi, certains gestes, joints à des expressions faciales et à un contexte précis peuvent permettre de déduire l’état mental d’une autre personne. Par exemple, si quelqu’un regarde par terre, c’est peut-être qu’il s’ennuie. S’il parle de funérailles sur un certain ton, il est probablement triste.
Certains participants utilisent la détection de patrons et des modélisations de données internes pour mieux saisir ce que pensent les autres. « Pour moi, c’est facile de trouver les patterns dans les systèmes ou les programmes. J’applique la même expertise… aux gens et aux situations sociales », indique une jeune femme ayant des difficultés sociales.
Bien des répondants ont ainsi appris à décoder les signes verbaux et non verbaux. Ils se sont aussi entraînés à évaluer le comportement des gens pour mieux interagir avec eux. Ils peuvent parfois remplacer les valeurs ou les intérêts de leur interlocuteur par les leurs ou ceux d’un personnage de film pour déduire ce qu’il pense ou ressent.
« Ces stratégies, bien que difficiles à mettre en place au début, peuvent devenir une “seconde nature” avec le temps », indiquent Mme Livingston et ses collaborateurs. La compensation profonde a, par ailleurs, le grand avantage d’améliorer la cognition sociale de ceux qui la pratiquent.
Le camouflage
Parallèlement aux tactiques de compensation, il existe le camouflage. Un mécanisme qui permet de modifier le comportement existant. Par exemple, diminuer les habitudes jugées indésirables, comme trop parler, ou augmenter les attitudes considérées comme souhaitables, telles que sourire. « Les stratégies de camouflage sont simples, souvent automatiques et permettent de se fondre dans l’arrière-plan. Cependant, elles sont moins efficaces pour favoriser les interactions sociales », précisent les auteurs.
Des trucs de camouflage ? Éviter les situations où l’on peut se faire remarquer. Garder pour soi ses véritables opinions. Supprimer les comportements atypiques, comme de battre des mains ou de trop remuer. Cacher ses intérêts ou ses passe-temps inhabituels. Aller à des événements sociaux pour donner l’impression d’être sociable. S’habiller et parler comme le groupe auquel on essaie de s’intégrer.
Les personnes autistes ne sont cependant pas les seules à recourir à ce genre de moyens. « Faire semblant d’être intéressé ou enthousiasmé par un événement social n’a rien d’étrange pour la personne typique. Par exemple, se mettre un sourire sur le visage quand notre belle-mère vient dîner », souligne un répondant dans la trentaine faisant partie du groupe ayant des difficultés sociales.
Dans chaque groupe, pratiquement tous les sujets recourent aux stratégies de compensations superficielle et profonde ainsi qu’au camouflage. « Pour moi, la découverte la plus intéressante de cette étude, c’est la grande similarité dans l’emploi de ces tactiques par les gens ayant un diagnostic d’autisme, les gens non diagnostiqués et ceux qui ont des difficultés sociales. On se représente souvent les autistes comme des personnes très différentes », fait remarquer le Dr Forgeot d’Arc, qui pratique également à l’Hôpital Rivière-des-Prairies.
« Cette étude porte sur les stratégies de compensation auxquelles ont recours certaines personnes pour s’intégrer dans un groupe lorsqu’elles se sentent socialement différentes des autres. Nous nous intéressons aux stratégies, aux approches et aux techniques qu’adoptent les gens quand leur intégration ne se fait pas naturellement. Nous souhaitons donc entendre toute personne qui en utilise ou en a déjà utilisées, ce qui peut inclure les personnes du spectre de l’autisme. »
L’étude touche d’ailleurs à une nouvelle préoccupation en psychiatrie, indique le clinicien. « À quel point doit-on poser un diagnostic sur la base de ce qu’on observe ou de ce que les gens disent ressentir ? On se rend compte que ce que l’on voit n’est pas toujours ce que les patients affirment vivre. »
Les participants du groupe présentant des difficultés sociales peuvent en être un exemple. Il est possible qu’ils répondent aux critères du spectre de l’autisme, font remarquer les chercheurs. Ils sont peut-être simplement plus doués pour la compensation que ceux qui ont reçu un diagnostic. Néanmoins, leur score au quotient du spectre autistique (une auto-évaluation des particularités autistiques) était moins élevé que celui des deux autres groupes.
Les participants de l’étude ne correspondaient par ailleurs pas à la population autiste habituelle. Ceux qui avaient reçu un diagnostic l’avaient eu en moyenne à 30 ans alors qu’il est habituellement établi pendant l’enfance. Et dans les trois groupes, les femmes étaient majoritaires. « La proportion de femmes autistes est habituellement d’environ une pour quatre hommes, indique le Dr Alexis Beauchamp-Châtel, psychiatre et chef de service du programme de psychiatrie neurodéveloppementale adulte de l'Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Tout un pan de la recherche s’intéresse actuellement au profil féminin. Beaucoup de femmes ne sont diagnostiquées qu’à l’âge adulte. Est-ce que leur profil est différent de celui des hommes ? Est-ce biologique ou est-ce simplement que leurs symptômes sont plus subtils ? Les difficultés ressenties sont-elles toujours réellement des manifestations d'autisme ? »
D’autres caractéristiques rendent également les autistes de l'étude atypiques. « On a clairement affaire à des personnes sans déficience intellectuelle, capables de s’exprimer couramment par écrit, note pour sa part le Dr Forgeot d’Arc. Elles ont un certain niveau intellectuel, verbal et d’introspection. C’est une minorité de gens, même chez les non-autistes, qui sont capables de se connecter à ce qu’ils ressentent, de donner un sens à leurs expériences et de les rapporter. »
Certains aspects de la méthode de la recherche peuvent toutefois faire sourciller. « Ce sont les sujets qui indiquent leur diagnostic. Ce dernier n’a pas été posé par les chercheurs », soulève entre autres le Dr Beauchamp-Châtel.
Pourquoi vouloir à toute force sembler neurotypique quand on est autiste ou qu’on en a les caractéristiques ? « Bien des participants ont indiqué qu’une motivation sociale les pousse à recourir à la compensation pour développer des relations significatives », indiquent les auteurs. « J’en avais simplement assez d’avoir peu d’amis, de ne pas être aimée, d’être ostracisée par mes pairs et d’être persécutée. J’ai finalement cédé autour de 16 ans », raconte une femme dans la vingtaine qui se considère comme autiste.
L’étude dissipe ainsi un mythe : le désir généralisé d’isolement des autistes. Il est vrai que durant la petite enfance, ils s’intéressent souvent peu aux gens. Mais arrive un moment où certains changent. « Certains des ados autistes que je vois montrent peu d’intérêt à socialiser, mais d’autres en ont vraiment envie et utilisent toutes sortes de stratégies, efficaces ou non. Certains y arrivent bien », affirme le Dr Forgeot d’Arc.
Les participants sont également motivés par des facteurs externes, comme le jugement des autres. À leurs yeux, la compensation est nécessaire pour éviter le rejet, mais aussi pour réussir. « Ils considéraient comme vital d’avoir un style d’interaction correspondant à celui des gens neurotypiques (par exemple, établir un contact visuel et converser) pour atteindre des buts dans la vie (comme l’indépendance et l’emploi) », indiquent les chercheurs.
Les stratégies de compensation ont cependant un coût. Le stress. La fatigue. « La personne peut donner le change et sembler avoir une assez bonne socialisation, mais le faire au prix d’une grande souffrance », explique le Dr Beauchamp-Châtel. Une participante autiste dans la quarantaine, par exemple, désire souvent répondre aux gens surpris d’apprendre son diagnostic : « Vous rendez-vous compte à quel point c’est un fichu travail que d’avoir l’air aussi normal ? »
Certains participants expliquent recourir aux stratégies de compensation après en avoir évalué les coûts par rapport aux avantages. Elles en valent la peine avec quelqu’un qui pourrait devenir un ami, mais pas avec des étrangers sans importance.
Plusieurs sujets associent la compensation à l’anxiété, à la dépression et aux idées suicidaires. Cette stratégie peut entraîner un isolement, une faible estime de soi et de la rumination quand les tactiques échouent. Certains participants lient la compensation à une mauvaise santé physique. À un plus grand besoin de sommeil. À des nausées.
Un facteur est cependant déterminant dans la réussite ou l’échec des techniques de compensation : l’environnement. Dans les pièces bruyantes ou trop éclairées, par exemple, les tactiques d’adaptation deviennent particulièrement difficiles à utiliser. « L’environnement sensoriel peut anéantir toute mon “énergie d’adaptation” en un moment », mentionne une femme autiste dans la cinquantaine. De même, dans les situations non structurées, comme une fête, ou dans des groupes, où les signaux sociaux sont multiples, le recours à la compensation peut être difficile. Bien des participants qui parviennent à passer pour neurotypiques dans un environnement calme peuvent ainsi perdre leurs moyens dans un milieu exigeant.
La compensation a pu jouer un rôle important dans la trajectoire de vie de bien des participants. Ainsi, elle a pu être responsable du diagnostic tardif de la majorité de ceux qui en ont reçu un. « Même si ces gens se sont toujours sentis différents, les stratégies de compensation leur permettaient de réussir au début de leur vie (sur le plan scolaire, par exemple). Par conséquent, les caractéristiques autistiques ont été négligées par les parents et les professeurs », expliquent Mme Livingston et ses collègues.
À l’âge adulte, toutefois, la situation a changé. Les exigences de la vie ont augmenté et les stratégies de compensation de la plupart des participants ayant eu ou non un diagnostic sont devenues insuffisantes. Chez certains, les caractéristiques autistiques se sont mises à perturber leur fonctionnement quotidien.
Sur le plan professionnel, les stratégies de compensation constituaient souvent d’utiles outils. Certains répondants soulignent qu’elles leur ont permis d’obtenir un emploi. Mais elles n’étaient pas toujours suffisantes pour qu’ils parviennent à le garder. Parfois, toutefois, ces tactiques fonctionnaient trop bien. Les employeurs et les collègues tenaient le participant pour neurotypique, ce qui pouvait donner lieu à une certaine incompréhension. Il arrivait même que le sujet ne soit pas cru quand il dévoilait son diagnostic ou ses caractéristiques. « Ce manque de soutien signifie qu’une importante fatigue et l’épuisement professionnel étaient fréquents », indiquent les chercheurs.
Sur le plan personnel, la compensation a permis aux répondants du sondage d’augmenter leur confiance en soi, de se sentir plus connectés aux autres. Mais elle n’était pas toujours assez efficace pour transformer des connaissances en amis ou cacher totalement leurs différences. Et, en plus, la compensation rendait la relation un peu fausse. « Je me sens comme si je jouais un rôle la plupart du temps. Et quand les gens disent que j’ai telle caractéristique, je me sens comme si j’avais fraudé, parce que j’ai fait apparaître cette caractéristique », confie une femme dans la quarantaine qui se perçoit comme autiste.
Quel bilan les participants font-ils de l’utilisation de la compensation au cours de leur vie ? Plusieurs trajectoires se dessinent. Il y a celle des compensations réussies. Certains participants ont perfectionné leurs tactiques pendant le passage de l’enfance à l’âge adulte. Leur situation sociale est maintenant plus facile. Ils ont affiné leurs méthodes, cherché des environnements où elles pouvaient réussir, accru leur cognition sociale avec l’âge. Pour eux, la compensation constitue un processus fructueux.
« Grâce à la compensation, j’ai un emploi où les gens respectent mon travail et me demandent mon aide et mon opinion… Mes collègues et amis m’aiment. Je n’ai pas été sur la corde raide, perdue et seule comme cela aurait pu être le cas. J’ai vraiment vraiment eu de la chance », estime une femme dans la trentaine qui se perçoit comme autiste.
La deuxième trajectoire, bien que moins éclatante, est également satisfaisante. Certains participants estiment ainsi que la compensation a ses avantages, mais que des périodes de répit sont nécessaires. Le secret est dans l’équilibre. « Maintenant, je suis plus honnête avec moi et avec les autres et je limite mes interactions pour me garder mentalement et, par conséquent, physiquement en forme », indique un homme autiste dans la vingtaine.
Ce type de participant est moins préoccupé par son image atypique. Il cherche des environnements professionnels qui s’accommodent de ses caractéristiques. Il présente souvent ses différences comme des forces. « Je donne des opinions bien renseignées au sujet de questions d’intérêt à mon interlocuteur à la place de papoter », affirme par exemple un homme dans la trentaine ayant eu un diagnostic d’autisme. Ce genre de trajectoire, caractérisée par une tendance à moins recourir à la compensation avec l’âge, est liée à une meilleure santé mentale et physique.
La troisième courbe est celle des compensations difficiles. Certains répondants voient souvent leurs stratégies échouer. « Mon incapacité à recourir au camouflage ou à la compensation au-delà des stades initiaux de la relation a signifié que je n’ai jamais développé le capital social dont tous les gens ont besoin pour réussir », déplore une femme dans la qua-rantaine qui se considère comme autiste. Certains se sentent impuissants. « Je n’ai toujours aucune idée de ce que je pourrais faire pour améliorer la situation. Je suis plus seul que jamais », reconnaît un homme dans la quarantaine qui se perçoit comme autiste.
La recherche est ainsi au début de l’exploration de la socia-lisation des personnes autistes. « Contrairement à ce que beaucoup croient, ces gens ne sont pas des personnes qui veulent être seules et qui sont bien toutes seules, explique le Dr Forgeot d’Arc. Ce sont des gens qui socialisent différemment, et beaucoup veulent avoir des interactions sociales. »//
1. Livingston L, Shah P et Happé F. Compensatory strategies below the behavioural surface in autism: a qualitative study. Lancet Psychiatry 2019 ; 6 (9) : 766-77