fragilité avant l’apparition des troubles neurocognitifs
Les troubles neurocognitifs sont souvent précédés par l’apparition d’une certaine fragilité chez les personnes âgées. Cette vulnérabilité physique s’accélérerait de quatre à neuf ans avant le diagnostic de démence. Mais déjà, elle serait présente de huit à vingt ans avant la manifestation des symptômes.
« La fragilité peut représenter une cible utile en amont pour des approches comportementales et sociétales de prévention des atteintes neurocognitives majeures », concluent des chercheurs, le Dr David Ward, d’Australie, et ses collaborateurs, à la suite de leur étude observationnelle publiée dans le JAMA Neurology1.
Les experts ont utilisé quatre cohortes prospectives, trois américaines et une britannique (encadré), comprenant presque 30 000 personnes. Au moment du recrutement, les participants, surtout de race blanche, étaient âgés en moyenne de 72 ans et n’avaient pas de problèmes neurocognitifs. Ils ont été suivis de 1997 à 2024.
Dans chaque cohorte, la fragilité était mesurée un peu différemment. Chacune avait son indice fondé sur une quarantaine de critères qui pouvaient inclure la capacité de marcher 100 m, de s’habiller, la présence d’insuffisance cardiaque, un diagnostic de dépression, etc. Le participant était jugé fragile s’il ne répondait pas à plusieurs critères. La mesure reflétait ainsi le risque de maladie ou de mortalité indépendamment de l’âge chronologique. Les troubles neurocognitifs majeurs étaient eux aussi déterminés de manière différente d’une cohorte à l’autre : diagnostic du médecin, tests, questionnaire rempli par un soignant ou un proche, etc. Au cours du suivi, dans l’ensemble des quatre groupes, 3154 participants ont été considérés comme atteints de démence.
À partir de ces données, le Dr Ward et son équipe ont mis en lumière les trajectoires de fragilité précédant l’apparition de troubles neurocognitifs majeurs. Ils ont comparé l’évolution passée de la fragilité des patients atteints de ces troubles à celle de personnes qui n’en ont pas présentés. Dans les deux groupes, le score de fragilité augmentait avec le temps. Cependant, chez les patients qui ont eu un diagnostic de trouble neurocognitif majeur, il s’est accru rapidement au cours d’une période de quatre, de six ou de neuf ans (selon la cohorte) avant le diagnostic. Leur santé et leur fonctionnement déclinaient plus vite.
Mais de huit à vingt ans avant l’apparition des atteintes cognitives majeures, un degré élevé de fragilité était déjà présent. « La fragilité était un facteur de risque robuste pour la démence incidente, même lorsque la mesure avait eu lieu avant la période d’accélération de la fragilité précédant les troubles neurocognitifs majeurs », ont observé les chercheurs. Ainsi, globalement, la fragilité a été associée significativement au risque de problèmes neurocognitifs au cours de la vingtaine d’années de suivi (rapport des risques ajusté : de 1,18 à 1,73, selon la cohorte).
Il s’agit d’une étude d’envergure, estime le Dr José Morais, directeur de la Division de gériatrie de la Faculté de médecine de l’Université McGill et du Centre universitaire de santé McGill. « Sa conception longitudinale permet d’établir des relations temporelles entre différentes données. Ce n’est pas une étude à répartition aléatoire à double insu qui, dans le contexte, serait particulièrement difficile à effectuer, mais elle constitue peut-être la meilleure façon d’avoir des réponses », affirme le gériatre et interniste.
Est-ce la fragilité qui entraîne les problèmes neurocognitifs ou l’inverse ? Le processus neurodégénératif pourrait hâter la fragilité, reconnaissent les chercheurs. Mais cette dernière serait davantage la cause que la conséquence de la démence, estiment-ils.
Mais est-il utile cliniquement de savoir qu’il y a une accélération de la fragilité avant l’apparition des problèmes neurocognitifs majeurs ? « Oui, parce qu’en travaillant sur les facteurs conduisant à la fragilité pour l’éviter, on peut peut-être aussi prévenir ces troubles. Les deux ont des répercussions catastrophiques sur la vie des gens : ils leur font perdre leur autonomie. Ils ont d’ailleurs des facteurs communs. Ainsi, au cours du vieillissement, la diminution des réserves physiologiques rend les personnes plus susceptibles de devenir fragiles. Les réserves du cerveau déclinent également, et cette baisse accroît le risque d’atteintes neurocognitives majeures », explique le Dr Morais, qui comme chercheur s’intéresse notamment à la fragilité et à la perte de musculature.
Il serait par ailleurs possible de renverser le processus de fragilisation. « Nous savons, grâce aux études et aux interventions, que l’on peut amener une personne fragile à l’être moins et même à atteindre, dans certains cas, un état de robustesse. »
Les mesures touchent alors quatre fronts : le traitement des maladies, les contacts sociaux, l’exercice et l’alimentation. « Il faut traiter adéquatement les maladies comme l’arthrite ou le diabète qui ont des répercussions sur l’autonomie des gens. On doit aussi s’assurer qu’ils ne sont pas isolés, qu’ils ont des relations avec des voisins, des membres de la famille, des amis. Il faut également travailler à augmenter un peu plus l’activité physique et veiller à ce qu’ils aient une bonne alimentation. On peut orienter, au besoin, les patients vers des programmes dans la collectivité. »
Les gériatres surveillent par ailleurs la progression de la fragilité chez leur patientèle. « Nous utilisons à chaque visite des questionnaires qui déterminent le degré de fonctionnement de la personne dans les activités de la vie quotidienne et les activités de la vie domestique. On sait que ces dernières sont les premières touchées, parce qu’elles demandent davantage de planification », explique le Dr Morais.
L’apparition de la fragilité n’est cependant pas une fatalité. « Au fur et à mesure que l’on vieillit, nos réserves diminuent, mais si on reste toujours un peu au-dessus d’un certain seuil, on ne sera jamais fragiles », assure le spécialiste. Ainsi, on peut marcher plus lentement, monter les escaliers moins vite, remplir notre déclaration de revenus avec plus de difficulté sans que cela prête à conséquence. « Tant que l’on ne parvient pas à un seuil au-dessous duquel on n’arrive plus à effectuer une activité particulière, on peut continuer longtemps. »
Mais une fois franchie la limite, la fragilité apparaît. « Le vieillissement touche tout le corps : le foie, les reins, les poumons, le cœur, le cerveau, etc. À un moment donné, il n’y a plus de réserve. C’est là que la fragilité augmente », explique le gériatre.
Le milieu peut toutefois constituer un rempart. Ainsi, même si les réserves d’un patient peuvent être très basses, si son entourage le soutient bien, sa fragilité ne se manifestera pas tout de suite.
« Je crois que tout professionnel de la santé devrait garder en tête que si une personne est en train de se fragiliser, il faut intervenir non seulement pour prévenir la progression de la fragilité, mais aussi des atteintes neurocognitives. Parce que maintenant, on comprend que la fragilité précède ces problèmes », affirme le Dr Morais.
L’étude du Dr Ward, qui tend à le montrer, a toutefois des faiblesses, souligne le spécialiste. C’est une étude observationnelle, qui repose sur quatre cohortes dans lesquelles la fragilité et les problèmes neurocognitifs étaient mesurés de façons différentes, rappelle-t-il. « Néanmoins, je pense qu’elle constitue un pas en avant et permet de mieux saisir le lien entre les deux problèmes de santé. »
1. Ward D, Flint J, Littlejohns T et coll. Frailty trajectories preceding dementia in the US and UK. JAMA Neurol 2024 ; e243774. DOI : 10.1001/jamaneurol.2024.3774. Publié initialement en ligne.